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En entrant, le chevalier vit que cette salle était occupée par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s’installer à une table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l’hôte. L’honorable assemblée qui s’abreuvait d’hypocras et de liqueurs pimentées se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L’une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l’ornement pour s’approcher de Pardaillan. Elle s’assit devant lui, les coudes sur la table et se mit à rire.

Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible. Alors la ribaude jugea que le moment était venu d’employer un discours qu’elle savait par cœur, attendu qu’il avait servi en des milliers d’occasions déjà.

– Beau gentilhomme, dit-elle, vous ne m’offrez rien à boire?…

Admirable discours, en vérité, si complet, si éloquent si expressif, qu’il s’est transmis de génération en génération.

– Par la tête et le ventre! cria à ce moment l’un des buveurs, veux-tu venir ici, Loïson!

Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom brusquement jeté par une voix avinée à une fille de basse galanterie fit monter à son cerveau une bouffée de souvenirs.

– Tu t’appelles Loïson? demanda-t-il à la ribaude.

– Loïse, mon prince…

– Loïse! répéta sourdement le chevalier qui, d’un trait, avala le gobelet de vin qu’on venait de placer devant lui.

Un instant, il ferma les yeux. Puis, rudement, il secoua la tête.

– Ah çà! gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge, aux yeux sanglants, faudra-t-il que je vienne te chercher?

– C’est bon, Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie… et la tienne!

– Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu, et allez boire avec votre ami le Rougeaud…

Loïson fut stupéfaite. Elle prit l’écu que le chevalier lui tendait, baissa la tête, et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Et comme elle ne trouvait pas, elle se contenta de murmurer:

– Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret…

La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Loïson n’ayant à donner aucune belle parole, se donnait elle-même; ce lui était plus court et plus facile. Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l’écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan.

Celui-ci fit signe au patron du cabaret de venir à lui. L’hôte s’approcha avec empressement de ce client peu ordinaire, et le chevalier s’apprêtait à l’interroger sur Saïzuma, lorsque, de différents côtés, des cris s’élevèrent.

– Et la bohémienne? disait l’un.

– Ohé! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge? grognait un autre.

– La bonne aventure! glapissaient des femmes.

– C’est bon, c’est bon, mes agneaux, répondit l’hôte, je vais chercher la femme au masque!… Tenez-vous en repos, et qu’on boive!… En payant d’avance, bien entendu!

– Qui est cette bohémienne qu’on vous réclame? demanda Pardaillan.

– Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme! On me l’a laissée en gage.

– En gage? Une femme?…

– Figurez-vous qu’il y a quelques jours s’est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre et buvaient comme six. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu… Alors, vous comprenez?…

– Je comprends, mais faites comme si je ne comprenais pas, dit Pardaillan.

– Eh bien, mes bateleurs ont oublié d’emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j’oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu’elle lit dans les mains: il en coûte deux deniers [10] par personne, et comme de juste…

– Vous empochez les deniers. C’est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s’impatiente.

En effet, les cris et les jurons redoublaient d’intensité. Le cabaretier fendit la foule, disparut par une porte de derrière et revint bientôt accompagné de la bohémienne. À son aspect, le silence s’établit soudain et un frisson parcourut cette assemblée de ribaudes et de tire-laine.

Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de ce pas majestueux et spectral que nous avons déjà signalé. Elle passa à travers les tables, tandis que les buveurs s’écartaient pour ne pas être frôlés par sa robe, et elle s’arrêta au milieu de la salle, dans un silence d’épouvante.

– Allons, bohémienne, dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire…

– Non, non! grommela le Rougeaud, qu’elle nous dise la bonne aventure!…

– Qu’elle dise l’une et l’autre! cria un truand.

Puis le silence se rétablit plus profond: Saïzuma venait de faire un geste. Elle avait levé lé bras, lentement, puis ramenant la main à ses cheveux, elle en caressait doucement les boucles opulentes.

– Vous tous qui m’écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi? J’ai dit la vérité. L’imposture est sur les lèvres de l’évêque et non sur les miennes… Malheureuse! Pourquoi l’ai-je aimé?…

Elle parlait d’une voix morne et dont pourtant chaque syllabe se détachait par saccades. Cette voix d’une infinie douceur secouait des frissons dans l’air. Pardaillan l’écoutait avec l’étonnement qu’on éprouve en présence de ce qui est mystère.

– Écoutez, reprenait Saïzuma qui pressa son front dans ses deux mains Écoutez, puisque vous voulez savoir l’histoire du malheur. Cette histoire, qui me l’a contée à moi-même? Je ne sais. Il y a une voix qui parle et que j’écoute. Que dit la voix?

Elle pencha la tête comme pour écouter en effet. L’assemblée de sac et de corde haletait. Les ribaudes tremblaient et les truands frémissaient.

– C’est le soir, dit lentement la bohémienne. Tout est paisible dans le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît la cathédrale que contemple la jeune fille… L’insensée! C’est là, dans cette église, que le malheur devait se consommer. Pourquoi la jeune fille regardait-elle la face muette et menaçante de la cathédrale?… La voici qui sourit doucement… Comme elle est heureuse!… Près d’elle, celui qu’elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur… Et cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se repose…

Saïzuma s’arrêta court. Ses yeux, à travers les trous du masque rouge, regardaient au loin, on ne savait quoi…

– Le vieux père aveugle se repose, reprit-elle en hochant la tête: confiant dans sa fille, il dort… Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l’un près de l’autre, et leurs lèvres se rapprochent, et elles vont s’unir dans un baiser lorsque la porte s’ouvre…

– Malheur!… gronda une ribaude toute pâle.

– Qui a ouvert la porte?… C’est le père… le vieux père aveugle qui s’avance, les mains étendues et appelle sa fille… L’amant s’est redressé… la fille tremble de terreur… «Ma fille, mon enfant… avec qui parlais-tu?… – Avec personne, père!… Non, bien certainement, il n’y a personne dans la chambre de votre enfant…» Et l’amant?… Ah! comme il est adroit, silencieux et furtif!… Il s’est reculé jusqu’au fond de la chambre, et il ne semble même plus respirer… La jeune fille n’a même pas la force de se lever pour aller au-devant de l’aveugle… C’est lui qui vient à elle à pas tremblants, et enfin, il saisit ses mains… «Comme tes mains sont glacées, mon enfant! – Père, c’est le soir… c’est le vent… c’est l’ombre qui tombe de cette cathédrale… – Comme ta voix tremble! – Père, c’est la surprise, l’émotion de vous voir tout à coup…» Et les yeux de la jeune fille mourante d’effroi se portent sur l’amant immobile. Elle cherche un autre mensonge, toujours des mensonges.

– Pauvre demoiselle! dit la ribaude qui s’appelait Loïson.

Saïzuma n’entendit pas. Et elle continua sa triste cantilène, car vraiment elle racontait comme elle eût chanté…

– Le front du père se voile: l’aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s’il espérait voir… Voir! oh! s’il avait vu!… «Ma fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu’il n’y a personne ici?… – Sûre, mon père! oh! tout à fait sûre!… – Jure-le, mon enfant!… Jure-le, sur mes cheveux blancs… jure-le sur la sainte Bible, et alors, je croirai seulement que tu étais seule… Car je sais que tu as l’âme haute et pure, et tu ne voudrais pas te charger d’un tel parjure!…» La jeune fille se débat… Il lui semble qu’elle va mourir… Jurer! Jurer cela! sur les cheveux blancs de l’aveugle!… Son regard va chercher le regard de l’amant, et le regard de l’amant répond: Jure, mais jure donc!… «Eh bien, ma fille?» La voix du père, la voix de l’aveugle contient une affreuse angoisse. Et alors, sous le regard de l’amant, la jeune fille dit: «Mon père, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu’il n’y a personne ici que nous deux…» Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à sa fille. Et elle, oh! elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la saisir et l’emporter aux abîmes…

[10] Denier: ancienne monnaie valant la douzième partie d’un sou.