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XLIV CONSEIL DE FAMILLE

Guise se mit en marche vers son hôtel. De furieuses acclamations le saluèrent. Dans l’amour de ce peuple délirant, il comprit qu’il y avait une grande haine. Et songeant à la parole de Pardaillan, Guise tressaillit et, pensif, leva sa tête violente vers le ciel, comme pour lui demander si l’heure était venue d’un nouveau carnage, d’un nouvel holocauste.

– Vive! vive Henri le Saint! Vive! vive le pilier de l’Église!…

– La messe! La messe! vive le roi de la messe!…

– Mort à Hérode! Mort à Navarre! Mort aux parpaillots! Vive Lorraine!…

– Dieu le veut! Dieu le veut!…

Au même moment, Henri de Guise fut enlevé, arraché de sa selle, et porté sur les épaules du peuple. Au loin dans la rue, des coups d’arquebuse retentirent. On tirait sur des maisons suspectes. Les gens se regardaient avec des yeux hagards, exorbités par la haine, et malheur à ceux qui ne portaient pas le chapelet autour du cou! En un instant, catholique ou non, quiconque n’avait pas le signe tombait assommé, éventré, déchiqueté… il y en eut une trentaine tués sur le passage de Guise qui souriait aux femmes, et du haut des épaules qui le portaient, flamboyant, heureux, en plein dans son élément, soulevait son chapeau et criait:

– Oui, mes amis! Dieu le veut!…

Ce fut ainsi que, ce jour-là, le Balafré regagna son hôtel.

Le soir tombait. Dans Paris, la houle inapaisée continua à déferler; des rumeurs passaient; dans chaque quartier, les ligueurs s’assemblaient; les capitaines endossaient à la hâte la cuirasse; déjà la liste des maisons suspectes passait de mains en mains…

Le duc de Guise avait fait fermer les portes de son hôtel. Non qu’il eût peur de cet orage qui se préparait. D’abord la foule ne le menaçait que de trop d’enthousiasme; ensuite, même si elle eût été hostile, Guise, prince, grand seigneur, prétendant au trône, avait un grand mépris pour le populaire; enfin, son hôtel était comme une forteresse hérissée d’arquebuses, et capable de tenir tête à une armée. Guise ne craignait donc rien. Mais il avait besoin de se recueillir, de réfléchir sur ce qu’il venait de voir. De toute évidence, Paris était à bout de patience. Il fallait trouver un moyen de l’occuper et de l’amuser.

Guise entra dans son vaste cabinet. Il était suivi de Maineville et de Bussi-Leclerc, ses favoris.

– Mais je ne vois pas Maurevert, dit-il.

– Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digère…

– Il choisit bien son temps pour dîner et digérer. Qu’on aille me le chercher.

– Laissez-moi achever, monseigneur. Maurevert digère le plat de vengeance dont il s’est nourri tout à l’heure sinon dans l’auberge, du moins devant la Devinière .

– Ah! oui… il a une haine… une vieille haine contre le Pardaillan Eh bien, il doit être satisfait? Il le sera mieux encore demain et, quel que soit son appétit de vengeance, je me charge de l’apaiser pour longtemps.

– Tudieu! quel appétit, monseigneur! reprit Maineville. Depuis l’affaire de la butte Saint-Roch…

– Les ailes du moulin? fit Guise en riant.

– Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et voici Leclerc qui n’a pas passé un seul jour sans faire porter un cierge à Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permît de prendre sa revanche. Est-ce vrai, Bussi?

– C’est ma foi vrai! dit Leclerc. Et je suis fâché que ce drôle se soit rendu. J’y perds une douzaine de ducats que j’ai dépensés en bonne cire de première qualité.

– Tu te plaindras à Notre-Dame quand tu iras en paradis, fit Guise.

– Donc, continua Maineville, Leclerc et moi nous avions une dent fort aiguisée contre le damné Pardaillan. Mais cette dent n’était rien auprès de celle de Maurevert qui en a une vraie défense de sanglier. Je l’ai vu, monseigneur, au moment où le fier-à-bras s’est venu lui-même placer parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert m’a saisi le bras à m’en faire crier, et il a dit: «Voici le plus beau jour de ma vie…» Puis il est devenu pâle comme un mort…

– Mais tu t’affaiblis! lui dis-je. – «Oui, me répondit-il d’un ton qui me fit passer un frisson sur l’échiné, c’est la joie…» Il se remit pourtant, et lorsqu’on emmena le Pardaillan, il sauta de son cheval. Et comme je lui demandais où il allait il me montra le prisonnier et il se mit à suivre les gardes.

– Oui. Il voulait être sûr, fit Bussi-Leclerc. Comme si la Bastille n’était pas une fidèle maîtresse!

– Surtout depuis que tu en es devenu l’amant, dit le duc de Guise. Eh bien, laissons donc Maurevert à son régal, et occupons-nous de nos braves ligueurs. Il faut prendre une décision.

– Oui, mon frère, dit à ce moment une voix rude, il est temps de prendre une décision.

On vit alors entrer l’homme qui parlait ainsi, et qui depuis un instant avait entrouvert la porte.

– Louis! s’écria Henri de Guise.

– Et Charles! ajouta un deuxième personnage qui pénétra dans la salle en soufflant comme un bœuf.

– Et cette pauvre petite Catherine! ajouta une voix féminine, malicieuse et douce à la fois.

– Et votre mère, Henri! ajouta une voix féminine aussi, mais grave, avec on ne savait quoi de sombre.

Le duc de Guise, à la vue de ces quatre personnages qui venaient d’entrer, fit un signe à Maineville et Bussi-Leclerc, qui s’étant inclinés profondément, disparurent et fermèrent la porte.

– Mes frères, ma sœur, ma mère, dit alors le duc, soyez les bienvenus. Rien ne pouvait m’être aussi précieux que de voir réunie toute la famille, en une circonstance où se joue la gloire de notre nom et où la maison dont je suis le chef peut conquérir la première place qui soit au monde.

– C’est cette conquête qu’il s’agit de décider, dit la mère des Guise. Votre famille Henri, votre famille que vous êtes heureux de voir, a risqué fortune, gloire et vie même pour vous aplanir la route qui mène au trône. Vous n’avez qu’un pas à faire. Ce pas, vous hésitez à le faire. Si vous ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus.

Le duc de Guise pâlit et porta la main à son front. Puis, comprenant que l’heure était venue d’une explication décisive, il invita d’un geste ses visiteurs à prendre place dans des fauteuils, et s’asseyant lui-même:

– Causons donc, ma mère, dit-il, car vous savez que je suis prêt à mourir plutôt que de vous voir menacés par un danger que j’aurai créé…

Les quatre personnages s’assirent. C’étaient: Louis de Lorraine, cardinal de Guise; Charles de Lorraine, duc de Mayenne; Marie-Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anna d’Este, duchesse de Nemours, veuve de François de Guise, tué par Poltrot de Méré au siège d’Orléans.

La mère de Guise avait une figure de fanatique. Sous les bandeaux gris de ses cheveux que recouvrait une dentelle noire, ses yeux avaient une étrange expression d’implacable résolution. Si elle avait été belle, cette beauté s’était figée. Elle était comme une morte en qui survit encore une malédiction. Elle ressemblait à Catherine de Médicis. Seulement, tandis que la mère des Valois était surtout superstitieuse, la mère des Guise était une croyante dans toute la terrible force que ce terme pouvait alors signifier.

Le duc de Mayenne, jouisseur heureux de vivre, lent à prendre une décision, plus lent à l’exécuter, gros mangeur, excellent buveur, affligé du reste de cette légendaire corpulence dont le Béarnais devait tant se moquer, très brave à ses heures, était le type le plus «humain» de la famille. Une table bien servie lui paraissait plus à considérer qu’un titre de plus ou de moins, et le fumet d’une bonne bouteille de bourgogne plus délectable que la fumée de l’encens accordée aux grands de la terre; avait-il tort? D’ailleurs, ce n’était pas un de ces balourds, comme on a eu tort de le représenter. Il était fin, rusé, doué d’une des plus précieuses qualités de l’homme en société: c’est-à-dire l’indulgence. Cette indulgence, ce scepticisme d’homme qui a un peu tout vu et qui a constaté qu’au fond, ce n’est guère la peine de tant se donner de mal – dès qu’il ne s’agit pas de vivre et de bien vivre, cette qualité, disons-nous, lui donnait une sorte de supériorité sur ses frères et lui permit de traverser la vie sans accrocs graves.

Le cardinal de Guise était l’antithèse vivante du duc de Mayenne. Troisième fils de François de Lorraine, il avait été destiné, comme cela se pratiquait dans les grandes maisons, à l’état ecclésiastique, tandis que Charles, le deuxième fils, était destiné aux armes et qu’Henri, l’aîné, était l’héritier, chef de la famille. Mais il semblait qu’il y eût un quiproquo. Charles, duc de Mayenne, eût fait un moine admirable et l’ordre de primogéniture en avait fait un homme d’armes. Louis, qui eût été un reître accompli, une sorte d’Alexandre Farnèse, était, malgré lui, homme d’Église. On voyait rarement ce cardinal à l’église: en revanche, on le rencontrait souvent, bardé de fer, à la tête de ses bandes de pillards sans vergogne. C’était un être de farouche rudesse et d’opiniâtre violence. Aussi orgueilleux que son frère aîné, aussi violent, guerrier redoutable, chef de bataille expérimenté, il avait de plus un sens politique et diplomatique qui faisait défaut au grand Henri. Il était un peu la pensée dans cette famille, tandis qu’Henri n’était guère que le bras. Son ambition s’élevait à de vastes et lointains désirs. Et s’il avait toujours poussé son frère à s’emparer de la couronne, c’est que peut-être il espérait que cette couronne viendrait un jour se poser sur sa propre tête!…