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Farnèse et Claude, pétrifiés, haletants, contemplaient cette vision apparue derrière l’épaisse grille, comme ils eussent regardé ces images imprécises et flottantes que la fièvre présente aux yeux vacillants des mourants…

Soudain, la statue blanche, la magique évocation de souveraineté pontificale, Fausta s’anima… Son regard se tourna vers l’un des six cardinaux rangés au pied de l’estrade, et elle fit un geste de sa main pâle où rutilait l’anneau, le symbolique anneau pareil à celui que Sixte-Quint portait à son doigt.

Claude chancelant saisit la main de Farnèse… Farnèse remarqua alors que le cardinal à qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Cet homme s’avança de quelques pas, s’agenouilla devant Fausta, se prosterna, puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers. Et il prononça:

– Êtes-vous Jean Farnèse, évêque de Parme, cardinal, lié à nous par le traité accepté et signé par vous devant le conclave réuni dans les Catacombes de Rome? Êtes-vous Jean Farnèse?…

Le prince Farnèse releva sa tête glaciale et répondit:

– Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni… Que me voulez-vous?…

Celui qui s’appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit:

– Êtes-vous maître Claude, bourgeois, ancien bourreau juré de Paris? Êtes-vous Claude qui avez accepté les fonctions de bourreau dans notre association? Êtes-vous le bourreau lié à nous par le traité que vous avez signé et remis aux mains de Jean Farnèse, cardinal?

– Je le suis! répondit sourdement Claude.

La voix du cardinal Rovenni se fit plus solennelle et plus grave:

– Cardinal Farnèse et vous maître Claude, écoutez. Vous êtes tous deux accusés de crimes capitaux contre la sûreté de notre association sacrée. Ces crimes ont été exposés devant notre tribunal secret qui les a jugés en toute conscience et souveraine justice. Le cardinal Lenaccia a rempli les fonctions d’accusateur et développé les actes, pensées et tentatives subversives qui vous sont reprochés. Les cardinaux Corso et Grimaldi, présents ici, ont, selon nos statuts, présenté la défense de chacun des accusés et essayé d’attirer sur eux la miséricorde du tribunal. Tout s’est donc passé selon les règles de justice indiquées au chapitre dix-huitième des statuts que nous avons tous acceptés comme notre loi.

Ici le cardinal Rovenni se tourna vers les évêques et les autres cardinaux. Tous étendirent la main pour attester la véracité de ce qui venait d’être dit.

– Je dois donc, reprit-il, vous transmettre la sentence sans appel dont chacun de vous est frappé… Cardinal Farnèse, continua-t-il en dépliant et en lisant le parchemin qu’il tenait, vous êtes accusé d’avoir laissé un sentiment humain dominer votre cœur et vous pousser à la désobéissance puis à la rébellion. Vous êtes accusé d’avoir aimé une créature que vous appelez votre fille, de l’avoir aimée plus que vos devoirs. Vous êtes accusé et convaincu d’avoir essayé de soustraire à la mort cette fille condamnée par notre tribunal parce qu’elle est un obstacle, parce qu’elle porte en elle l’hérésie, et parce qu’enfin sa vie est un danger pour notre société. Cardinal Farnèse, reconnaissez-vous avoir essayé de soustraire à la mort la fille païenne qui s’appelle Violetta?

Farnèse, peu à peu, avait repris son sang-froid. Sans doute, d’ailleurs, il connaissait déjà toute cette mise en scène; sans doute, il avait fait partie de ce terrible tribunal et savait ce qui l’attendait.

Farnèse se rapprocha de la grille, et regardant Fausta en face:

– Madame, dit-il, j’ai été le premier à étayer votre souveraineté; je vous ai apporté la première pierre pour l’édifice que vous rêviez; le premier j’entre en rébellion. Le premier je me suis séparé de vous. J’étais venu à vous parce que Sixte me semblait être la tyrannie dans l’Église libre. Je me suis séparé de vous parce que j’ai vu que vous étiez l’incarnation de la perversité. Je ne reconnais plus votre sainteté, ni votre souveraineté; je hais vos projets; votre tribunal m’apparaît comme une mascarade infâme. Je sais que vous allez me tuer. Tuez-moi donc sans phrases. Mais avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardée jusqu’au fond de l’âme et que ce que j’ai vu m’a causé un vertige d’horreur. Voilà ce que j’avais à vous dire… Maintenant, faites-moi frapper par le bourreau… sans doute l’un de ces évêques félons ou l’un de ces cardinaux relaps…

Farnèse recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit ces paroles. Pas un tressaillement n’agita l’immobile assemblée. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette statue qu’était Fausta… Alors le cardinal Rovenni reprit, s’adressant cette fois à Claude:

– Maître Claude, vous êtes accusé et convaincu de rébellion; vous êtes accusé et convaincu d’avoir tenté de soustraire au supplice la fille païenne nommée Violetta; vous êtes accusé et convaincu d’avoir refusé ici même d’exercer votre office contre cette fille qui vous était livrée. Reconnaissez-vous avoir commis ces divers crimes?

Claude ne répondit pas. Il restait sous le coup de cette stupéfaction qui l’avait saisi dès le premier instant et qui paralysait ses facultés. Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et alors, d’une voix sourde, il se mit à lire le parchemin:

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom des lois acceptées et reconnues en conclave secret par les dignitaires adhérents à la nouvelle forme de société ecclésiastique. Au nom de notre souveraine élue et choisie pour monter sur le trône de Pierre et y exercer le pontificat sous le nom de Fausta Première du nom, directement héritière de la tradition instituée par la souveraine Jeanne. Entendu l’accusateur qui a convaincu Jean Farnèse, cardinal, et Claude bourreau-juré, des crimes sus-énoncés. Entendu les défenseurs. Les Trois Juges ayant consulté les chapitres dix-huitième et vingt-neuvième et les articles y énoncés, en leur âme et conscience ont déclaré Jean Farnèse, cardinal, coupable de haute trahison envers la Souveraine pontificale; et Claude, bourreau juré, coupable de rébellion et trahison envers la Société. En conséquence, les Trois Juges ont condamné les accusés à la peine de mort. Vu les services rendus antérieurement par les deux condamnés, les Trois Juges ordonnent qu’une messe solennelle sera célébrée pour le salut de leurs âmes; et vu l’affection que notre souveraine portait à Jean Farnèse, Sa Sainteté a daigné déclarer qu’elle dirait elle-même cette messe. Vu enfin la nature spéciale des crimes imputés aux condamnés, vu les circonstances qui commandent encore le secret, les Trois Juges veulent et disent laisser à Sa Sainteté le soin de choisir le genre de mort applicable aux deux condamnés. En conséquence, moi, François Rovenni, cardinal par la grâce de Dieu, juge suppléant en notre sacré tribunal, ai donné lecture aux condamnés de la sentence de mort, en audience publique et solennelle; et cette sentence lue à haute et intelligible voix, ai respectueusement supplié Sa Sainteté, notre souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de supplice applicable aux condamnés.

Dès qu’il eut achevé la lecture de cet acte qui tendait à donner une sorte de légalité au meurtre de Farnèse et de Claude, le cardinal Rovenni se tourna vers Fausta. La Papesse ne fit pas un mouvement. Pas une fibre ne tressaillit dans ce visage de marbre. Pas un frisson n’agita les plis somptueux de sa robe sculpturale. Seulement ses yeux noirs, pareils à deux diamants funèbres, étincelaient dans la demi-obscurité. Et sa voix sans accent humain, sans pitié, sans haine, prononça:

– Nous, Fausta 1re , souveraine pontificale par l’élection du conclave secret, ayant accepté de Dieu qui me parlait par la bouche de ses serviteurs la mission de créer l’Église nouvelle, ayant assumé le droit de récompenser les bons et le devoir de punir les méchants, vu la sentence qui condamne à mort Jean Farnèse, cardinal, et Claude, bourreau-juré, vu le malheur des temps qui commande encore le secret, arrêtons:

«Que les deux condamnés ne soient pas ostensiblement exécutés;

«Qu’ils ne soient livrés à aucun supplice capable de laisser des traces;

«Qu’ils attendent la mort dans le lieu de détention où ils se trouvent en ce moment;

«Qu’ils soient oubliés de tous ici présents;

«Que la faim et la soif soient les exécutrices de la sentence.»

Les diamants noirs, les yeux funèbres de Fausta se posèrent un instant sur Farnèse qui la regardait à travers les grilles, au fond de cette lueur confuse qui enveloppait la terrible mise en scène.

Tous les personnages qui entouraient le trône s’agenouillèrent alors. Une éclatante lumière, jaillie de vingt-quatre lames soudain démasquées, inonda le trône d’ivoire, les gardes couverts d’acier, les robes rouges des cardinaux, les robes violettes des évêques, les costumes soyeux des gentilshommes, les trompettes sonnèrent une fanfare aux accents larges et lents, sorte de marche triomphale que soutenaient les mugissements d’un grand orgue dissimulé derrière le trône… et sur ce trône, Fausta, debout, leva le bras, étendit la main droite, et les trois doigts s’ouvrirent pour la bénédiction pontificale…

Soudain, ce décor s’effaça… Toute cette fantastique vision disparut en un instant… Farnèse et Claude se retrouvèrent plongés dans une profonde obscurité. Le même déclic qu’ils avaient entendu grinça, le même glissement de panneau se fit entendre, et lorsque la lampe du plafond se ralluma, grâce à quelque invisible mécanisme, au lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu’elle était d’abord. Et ils purent croire que tout ce qu’ils venaient de voir et d’entendre n’était qu’une fantasmagorie de leur imagination.