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XXXVI BELGODÈRE

Belgodère, on l’a vu, s’était élancé vers la porte Montmartre pour courir à l’abbaye. Il trouva la porte fermée: sur l’ordre du duc de Guise, nul ne pouvait sortir de Paris. Belgodère ne fit aucune objection aux gens d’armes qui lui crièrent de passer au large. Il s’écarta et, à deux cents pas de la porte, monta sur le rempart en grognant:

– À cette heure, dit-il, la fille de Claude doit être en cendres. Le tour est joué. Que dit-il? Que pense-t-il?… Il pleure. Je voudrais bien être près de lui pour le voir pleurer.

L’image qui s’évoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du bûcher, et Claude mourant de désespoir, appela l’image de sa propre fille que lui-même avait vue dans les flammes. Un long frisson le secoua. Mais il se raccrocha à sa haine.

– Flora est morte, gronda-t-il. Bon, il ne faut plus que j’y pense. C’est bien assez de penser aux vivants. Flora est morte. Mais Violetta est morte. Et il me reste Stella. Que reste-t-il à Claude?

Il se pencha sur le fossé et murmura:

– Impossible! Je me romprais les os. Et je veux vivre, moi! J’ai une fille, moi! Et qui sait si Claude…

Il pâlit à la pensée que Claude chercherait sans doute à se venger sur Stella Alors il redescendit en toute hâte et courut à la porte.

– Laissez-moi passer, dit-il au chef du poste, je payerai ce qu’il faudra.

Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbités, éveilla les soupçons du sergent d’armes. Il fit un signe: cinq ou six gardes se jetèrent sur Belgodère et le poussèrent dans la rue. Le bohémien courut à la porte voisine, mais s’y heurta à la même consigne.

– Comment faire? grommela-t-il.

Tout à coup, il eut un cri de joie et se reprit à courir.

«Comment n’y ai-je pas songé tout de suite? Elle me fera sortir, elle.»

Il venait de penser à Fausta. Elle devait être sur la place de Grève: il y avait vu sa litière. Lorsqu’il arriva sur la Grève, il vit que l’estrade était vide, et qu’il n’y avait plus sur la place que des gens occupés à ramasser des blessés qu’ils emportaient sur des civières. Belgodère ne se demanda pas ce qui s’était passé. La fête était terminée, voilà tout. Il entra dans la Cité, et bientôt frappait au palais Fausta.

Fausta venait de rentrer.

Elle reçut Belgodère dès qu’il demanda à la voir. Et certes, jamais le bohémien n’eût pu soupçonner quels orages se déchaînaient à ce moment dans l’esprit de cette femme. C’est à peine si elle était un peu plus pâle que d’habitude. Peut-être, d’ailleurs, en recevant Belgodère, espérait-elle quelque renseignement.

– Que me veux-tu? demanda-t-elle avec une sorte d’avidité.

– Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohémien.

– Tu veux donc me quitter?

– Non, madame. Aujourd’hui, moins que jamais. Car grâce à vous, une de mes filles est vivante.

– Que dis-tu?

– La vérité… Je vous ai raconté mon histoire. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella furent, après l’arrestation des miens, confiées à un chrétien. Ce chrétien-là, madame, c’était le procureur Fourcaud!

Belgodère essuya son front livide. Sous le calme de ses paroles, il y avait une formidable émotion. Quant à Fausta, si cette révélation l’émut, si le visage bouleversé de ce père lui inspira autre chose que de la curiosité, on n’eût pu le savoir.

Son visage demeurait de marbre.

– Ainsi, reprit le bohémien, celle qui a été pendue et brûlée, c’était ma fille aînée. Flora. Celle que vous avez sauvée, c’est Stella. Sur votre ordre, je l’ai conduite et laissée à l’abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermées Vous comprenez qu’il me faut un sauf-conduit!

Ces derniers mots, Belgodère les prononça d’un ton rude.

– Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction.

Fausta tira en effet un papier d’un petit meuble et le remit au bohémien en lui disant:

– Garde ceci précieusement; ce papier te permet en tout temps de passer partout, même là où il est défendu de passer. Tu peux donc sortir de Paris par n’importe quelle porte. Va… Ce soir, tu me rendras ce parchemin.

Belgodère saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de Guise. Il s’élança au dehors sans songer à remercier Fausta. À peine fut-il parti que Fausta, ayant tracé en hâte quelques mots sur une feuille, appela et dit:

– Un cavalier pour l’abbaye. Cet ordre à Mme de Beauvilliers. Il est nécessaire que le cavalier arrive avant l’homme qui sort d’ici.

Belgodère avait reprit le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu’il y arriva, c’était encore le même sergent qui était de garde. Il reconnut le bohémien. Et il s’apprêtait cette fois à le faire saisir lorsque Belgodère exhiba son papier. À peine le sergent y eut-il jeté un coup d’œil qu’il regarda Belgodère avec stupéfaction, puis s’inclina.

– C’est pour le moins un prince déguisé, songea-t-il.

Et tout haut:

– Monseigneur daignera pardonner la façon dont je l’ai reçu tantôt. La consigne était rigoureuse.

Belgodère regarda autour de lui avec effarement. Force lui fut de constater que «monseigneur» c’était lui.

– Ouvre! se contenta-t-il de dire d’un ton très bref en se redressant.

– À l’instant! dit le sergent, convaincu par ce ton et cette attitude qu’il avait affaire à un gros personnage.

Et il ajouta:

– Ce ne sera pas long; le pont-levis vient d’être baissé pour quelqu’un, et on n’a pas eu le temps encore de le relever.

Belgodère ne fit pas attention à ces paroles. Dès que la porte lui eut été ouverte, il se précipita au dehors, franchit le pont et s’élança vers l’abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait:

– Comment vais-je lui apprendre la chose? Elle croit qu’elle s’appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s’appelle Stella. C’est ma fille. Me croira-t-elle seulement? Pourvu qu’elle me croie!… Bah! Elle me croira… Ce serait fameux, par exemple, que je n’arrive pas à lui prouver que je suis son père!…

Telles étaient les pensées du bohémien, ce qui prouve une fois de plus que chez les êtres les plus pervers en apparence, la nature a laissé son indélébile empreinte.

– Elle me croira, c’est sûr! continua Belgodère. Et puis, que ferons-nous?… Nous partirons. Claude, assommé, râle quelque part, à moins qu’il ne soit mort… S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Je n’ai plus rien à faire à Paris, moi. Alors, c’est bien simple. J’emmène ma fille, ma petite Stella…

Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure.

Il atteignit l’abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche. Là, il s’arrêta, tout pâle. Ce sacripant tremblait à l’idée de revoir son enfant.

– Que je me repose un peu, gronda-t-il comme pour s’excuser de sa propre faiblesse. Si je lui apparaissais ainsi tout hors de moi, je serais capable de l’effrayer. Effrayer Stella, moi!

Il se mit enfin en marche vers l’enclos, et quand il n’en fut plus qu’à cent pas, il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les sourcils, mais aussitôt il songea:

– C’est moi qui l’aurai laissée ouverte cette nuit…

Il se mit à courir, et quand il fut dans l’enclos, une sueur froide pointa à ses cheveux: non seulement la porte de la palissade était ouverte, mais celle du pavillon l’était également.

– Qu’est-ce que cela veut dire?…

D’un bond, il fut dans le logis, et alors un rugissement gronda dans sa poitrine; une troisième porte ouverte béait devant lui, et c’était celle de la pièce où il avait enfermé Jeanne Fourcaud… sa fille!

– Stella! hurla-t-il, oubliant que même si sa fille eût été là, elle n’eût pas répondu à ce nom qu’elle ne connaissait pas.

Il se rua dans la pièce qui avait servi de prison à Violetta, puis à Stella. Elle était vide…

– Stella! Stella! rugit-il. C’est moi! C’est ton père! N’aie pas peur! Où es-tu?…

Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que Stella n’était plus ni dans le pavillon ni dans l’enclos, il courut au monastère, monta l’escalier en bousculant un homme qui à ce moment le redescendait, et frappa violemment à la porte de l’abbesse.

– Stella! où est Stella? gronda-t-il lorsqu’il se trouva en présence de Mme de Beauvilliers.

– Stella! fit Claudine d’un ton de surprise.

– Je veux dire la prisonnière. Voyons, où est-elle?