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– Oh! voici qui est vraiment étrange!… Je connais cette jeune fille!…

– Tu la connais! haleta Pardaillan qui saisit le bras de Loïson. Tu connais cette Fourcaude?…

– Certes!… Elle était à l’auberge de l’Espérance avec le bohémien, avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que vous avez emmenée… ils l’appelaient Violetta…

Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre désespoir le convulsa. D’un rapide regard circulaire, il embrassa la Grève, l’estrade chargée de gentilshommes armés, les rangs d’archers et de hallebardiers, et cette foule énorme, pareille à un océan démonté. Et ce regard s’emplit d’une immense pitié lorsqu’il se posa sur Charles d’Angoulême.

– Allons, dit-il presque à haute voix, tentons l’impossible… Et s’il faut mourir ici, après tout, ce sera une fin digne de moi!

Loïson avait suivi pour ainsi dire la pensée du chevalier. Elle entendit ces paroles. Elle vit Pardaillan s’élancer vers le duc d’Angoulême. Et avec la rapidité d’intuition qui, en ces circonstances, dépassait la rapidité de l’éclair, elle eut cette pensée jaillie du choc des paroles et des attitudes de Pardaillan:

– Il aime la condamnée! C’est elle qu’il venait chercher à l’Espérance ! Il va mourir pour elle!…

Et à son tour, dans le même instant, Loïson s’élança, fonça à travers les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si échevelée qu’on s’écartait avec des cris d’effroi et d’étonnement. Pardaillan atteignit Charles. L’instant était suprême, et il fallait risquer tout pour tout.

– Que regardez-vous? demanda-t-il.

Charles se retourna et vit le chevalier tout blanc, la paupière plissée laissant filtrer un regard aigu comme une lame d’acier, la lèvre tremblante et la moustache hérissée, tel qu’il l’avait vu une fois déjà. Il n’eut pas le temps de répondre. Pardaillan étendait le bras vers la condamnée… Jeanne Fourcaud… qui à ce moment n’était plus qu’à vingt pas du bûcher et d’une voix étrange dont le calme éveillait des échos terribles, Pardaillan disait:

– C’est là qu’il faut regarder!…

Charles eut ce chancellement soudain. Un cri farouche, un cri qui domina les clameurs de la foule, un cri qui fut entendu de toute l’estrade et attira violemment l’attention de Guise, de Fausta, de Maineville, de Bussi-Leclerc, de Maurevert, de tous!…

En même temps, Charles s’élança, suivant Pardaillan qui se ruait dans un élan furieux. Pardaillan avait tiré sa puissante rapière. Il la tenait par la lame et se servait de la lourde garde de fer comme d’une massue.

– Oui! oui! râla Charles, mourir ici! Pour elle! Avec elle!…

Pardaillan bondissait. Si on ne s’écartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait à coups sourds, et des hommes tombaient, à droite, à gauche… La foule s’ouvrait, éventrée… ceux qui étaient devant lui, se retournant aux cris de douleur et d’épouvante, fuyaient à gauche, fuyaient à droite. Des remous formidables entraînaient des paquets d’hommes… des vociférations, des insultes, des hurlements éclataient… et Pardaillan passait, flamboyant comme un météore, effrayant à voir avec son terrible sourire figé au coin de la lèvre tremblotante, sous la moustache hérissée… En un instant inappréciable, il y eut un large espace vide entre Pardaillan et les archers qui entraînaient Violetta.

Violetta, dans cet instant où hagarde, folle d’horreur, elle avait la hideuse vison du bûcher enflammé au-dessus duquel se balançait le corps de Madeleine, dans cette effroyable seconde où les clameurs de mort l’affolaient, où le vertige de la mort s’emparait d’elle, aperçut Pardaillan qui accourait comme une trombe… et aussitôt près de lui, elle vit Charles. Elle tendit les bras. Un ineffable sourire d’extase illumina son visage.

Charles, sans un cri, la tête perdue, pantelant, se jeta en avant. Alors les gardes croisèrent leurs armes et Violetta apparut derrière une ceinture de hallebardes et de piques. Alors aussi, la foule, un moment affolée, se ressaisissait… l’espace vide se remplissait d’ombres furieuses… et de là-haut, de l’estrade, tombaient des vociférations:

– Tue! tue!…

– À mort! À mort!…

Un immense rugissement de la multitude roula la clameur mortelle comme un tonnerre. La foule d’une part, les gardes de l’autre, se resserrèrent comme les dents d’un étau formidable entre lesquelles Pardaillan et Charles allaient être écrasés, aplatis, déchiquetés… À ce moment, dix, quinze, vingt hommes à la figure sinistre se ruèrent, le poignard à la main; des gens tombèrent, la fuite recommença, les remous tourbillonnèrent, et ces inconnus hurlèrent:

– Pardaillan! Pardaillan!

Pardaillan ne se demanda pas d’où lui venait ce secours, qui étaient ces gens qui vociféraient son nom comme un cri de suprême bataille. Dans ces minutes indescriptibles où il tentait de ces coups de folie, il ne pensait plus, il n’était plus lui, il n’était plus qu’un tourbillon humain qui se hérissait d’acier…

Pourquoi faut-il que l’écriture soit si lente en de tels récits!… Moins de vingt secondes s’étaient écoulées depuis que Pardaillan, abattant sa main sur l’épaule de Charles, avait prononcé, montrant Violetta:

– C’est là! c’est là qu’il faut regarder!…

Devant la soudaine, la fantastique ruée des truands ameutés par Loïson, la foule refluait, éperdue de cette épouvante spéciale qui est la panique des multitudes, électricité de terreur qui se répand d’homme à homme, qui entraîne des armées entières dans des débâcles incompréhensibles…

– Pardaillan! Pardaillan! hurlaient les truands, bondissant, le poignard haut levé, pareils à des démons que l’enfer eût vomis.

Guise debout rugissait de rage. Maineville, Bussi, cent autres s’élançaient, l’épée au poing… Fausta, flamboyante de fureur, levait sur le ciel un regard chargé d’imprécations, et quand ce regard retombait sur Pardaillan, il était chargé d’une admiration surhumaine… Car surhumaine était en ce moment l’épique ruée de Pardaillan…

Voici ce qui se passait: tout ce que Paris comptait de coupe-bourse avait été attiré sur la Grève par la certitude de fructueuses opérations dans une multitude trop occupée de crier à la hart et à la mort pour surveiller ses poches. Les truands, plus forts que les plus zélés ligueurs, criaient: «Vive le pilier de l’église!» et «À mort les hérétiques!». Et pour crier si fort, ils n’en perdaient pas un coup de dent, au contraire. Bien entendu, ils fourmillaient surtout autour des bûchers, à l’endroit où la foule était plus compacte.

Ceux d’entre eux qui avaient vu le chevalier à l’auberge de l’Espérance et en avaient gardé un souvenir de terreur et d’admiration le reconnurent dès l’instant où il s’élança sur les archers. Foncer sur des archers, sur le guet, sur la maréchaussée, enfin sur des agents de l’autorité, a toujours été un délicat plaisir pour la tourbe des gens de sac et de corde, malandrins, tire-laine, tout ce qui vit hors la société, hors la loi, hors la foi, hors le lieu et le feu, hors tout honnête besoin, excepté le besoin de vivre coûte que coûte.

Les truands de la place de Grève eussent donc foncé uniquement pour le plaisir, même s’ils n’eussent pas reconnu Pardaillan, même si la ribaude Loïson, courant de l’un à l’autre, n’eût pas murmuré aux principaux, aux chefs, aux «terreurs» de ces bandes:

– Sauve cet homme, ou tu ne me verras jamais plus dans ton lit!…

Ceux qui ne reçurent pas ce singulier mot d’ordre, ceux qui ne connaissaient pas le chevalier suivirent l’exemple et se ruèrent sans savoir pourquoi. En quelques instants, une centaine de ces malandrins, surgis de toutes parts, s’étaient massés derrière le chevalier, adoptant aussitôt le cri de ralliement, ce cri de bataille de ceux qui le reconnaissaient:

– Pardaillan! Pardaillan!

Un choc se produisit. Cette masse, emportée comme une trombe, cette masse hérissée de poignards, fit la trouée à travers la foule culbutée, refoulée, fuyant à gauche et à droite avec de terribles cris de malédiction, et se heurta soudain aux gardes, piques croisées.

Le choc fut effroyable, et dans le même instant, une vingtaine d’hommes, gardes ou truands, tombèrent, morts ou blessés; les plaintes, les imprécations, les cris stridents des femmes qui s’évanouissaient, les clameurs des bourgeois affolés qui hurlaient aux armes, ces milliers de voix se croisèrent et formèrent dans les airs un grondement sinistre. Alors, ceux qui dans cette mêlée conservèrent assez de sang-froid pour regarder autour d’eux purent voir un spectacle fantastique…

Pardaillan, les habits déchirés par les coups de pique, sanglant, hérissé, formidable dans le flamboiement de ses yeux que démentait l’étrange et froide ironie du sourire, Pardaillan franchit comme un boulet les rangs des archers.

– Arrière! hurlèrent les deux gardes qui maintenaient Violetta.

La rapière du chevalier se leva, tourbillonna, le pommeau de fer atteignit l’un des gardes à la tempe; il tomba comme une masse; l’autre recula; au même instant, le chevalier saisit dans ses bras Violetta expirante et, se retournant, il apparut à ceux de l’estrade…