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Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan s’était considérablement atténué. Or le terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait sans qu’elle s’en doutât elle-même. Elle était donc combattue par deux sentiments contraires: d’une part son amour tout récent, amour violent, en surface, pour Pardaillan; d’autre part, son affection lointaine, plus profonde qu’elle ne croyait, pour le Chico. Lequel de ces deux sentiments devait l’emporter?

Et c’est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes, elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de s’être effacé et sacrifié. Dans sa logique spéciale, elle se disait que, elle, elle ne se serait pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là l’accueil frigide qu’elle fit au nain.

Or Pardaillan raconta que le nain s’était défendu comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent. Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu’elle se heurtait à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d’autant plus que malgré elle, tout en s’efforçant de l’amener à composition, elle ne pouvait s’empêcher de songer à Pardaillan, et il lui semblait que lui n’eût pas tant tergiversé. De là sa rage et sa colère contre le Chico, de là ce désir furieux de le maltraiter, de l’humilier.

Donc le Chico, au lieu de s’indigner devant son impudente dénégation, après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l’échine, accepta la rebuffade et parut s’excuser en disant doucement:

– J’ai fait ce que tu m’as demandé, et Dieu sait s’il m’en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?

Ainsi voilà tout ce qu’il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé l’impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d’elle. Décidément, le Chico n’était pas un homme. Il resterait éternellement un enfant. Quelle aberration avait été la sienne de croire un instant qu’un enfant pourrait parler et agir comme un homme! Et sa fureur s’accrut, d’autant plus qu’elle était peut-être encore plus mécontente d’elle même que lui. Et cette, pensée, fugitive qu’elle avait eue de l’amener à se prosterner, à lécher ses semelles, tout pareil a un chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d’un désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu’elle résolut de la réaliser coûte que coûte.

Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant:

– Mais je ne suis pas fâchée.

– Vrai?

– En ai-je l’air? fit-elle en lui adressant un sourire qui l’affola.

En disant ces mots, tout à son projet, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie rose, sur l’autre, et tout en lui souriant, elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine du nain. Et elle regardait ce pied complaisamment comme une chose qu’on trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire: «Embrasse-le donc, nigaud!»

Et ce petit pied, finement chaussé de mignons souliers en cuir de Cordoue souple et parfumé, richement brodés, tout neufs, ce petit pied se balançant mollement à quelques pouces de son visage, fascinait le petit homme et une envie folle lui venait de le prendre, de l’étreindre, de l’embrasser à pleine bouche. Et le petit pied allait, venait, s’agitait, lui présentait la semelle, très blanche, à peine maculée, lui répétait dans son langage muet: «Mais va donc! va donc!»

Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et comme elle souriait encore, preuve qu’elle n’était pas fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.

Elle eut un sourire qu’il ne vit pas, un sourire où il y avait la joie du triomphe assuré et aussi un peu de pitié dédaigneuse tandis que dans son esprit elle clamait: «Tu y viendras! Tu y viens!».

Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n’eût pas remarqué qu’ainsi agenouillé elle lui touchait la figure. Et toujours c’était la semelle qui se présentait à lui, qui lui frôlait le front, les joues, les lèvres, au hasard, comme pour dire: « C’est là que tu poseras tes lèvres, là où c’est maculé, là seulement.»

Du moins c’est ce que traduisit le Chico. Mais c’était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu’eût-elle dit? Tiens!; Il était bien loin de se douter que s’il avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser, pâmée.

Mais comme la semelle passait encore un coup à portée de sa bouche, comme la tentation était trop forte, il réunit tout son courage, et d’une voix implorante:

– Si tu n’es pas fâchée, tu veux bien que…

Il ne put achever sa phrase. Brusquement la semelle s’était plaquée sur ses lèvres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si elle eût voulu les écorcher, les faire saigner.

Si naïf et si timide qu’il fût, le Chico comprit cette fois. Ivre de joie, il posa ses lèvres partout sur cette semelle sans s’inquiéter de savoir si elle était maculée ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre où s’était posé le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le soulier lui-même.

Et comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la tête, le suivit des lèvres, se courbant davantage, jusqu’à poser sa face sur le bois du tabouret.

C’est là sans doute que voulait l’amener le petit pied, car il cessa de se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tête, d’un air dominateur qui semblait dire: «Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n’es bon qu’à cela. Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, à moi!»

Et elle le maintint longtemps ainsi, et il y serait bien resté plus longtemps encore, le pauvre diable, tant il était heureux. Et c’était en plus puéril, en plus sincère, avec la violence en moins et la grâce mutine en plus, la répétition du geste de Fausta avec Centurion.

Son impérieux désir enfin satisfait, contente d’être arrivée à ses fins, elle éprouva soudain une gêne indéfinissable et comme de la honte aussi. Tout doucement, avec la crainte de lui faire mal, et explique cela qui pourra, avec le remords de le priver de ce pauvre bonheur, elle retira ses pieds.

Lui, heureux d’avoir obtenu plus qu’il n’aurait osé espérer, plus qu’il n’en avait jamais obtenu, en tout cas, la laissa faire, ne chercha pas à prolonger son bonheur, redressa la tête, et toujours agenouillé la contempla extasié.

Alors, toute rouge – de plaisir? de honte? de regret? qui peut savoir! – sans trop savoir ce qu’elle disait:

– Tu vois bien que je n’étais pas fâchée, dit-elle.

Et comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s’enhardit un peu, se courba encore un coup, posa une dernière fois ses lèvres sur le bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant très convaincu, avec un air de gratitude profonde:

– Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.

Elle rougit davantage encore. Non, elle n’était pas bonne. Elle avait été mauvaise et méchante. Au lieu de la remercier, il devrait la battre, elle l’avait bien mérité. En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut tenter un dernier effort, et, à brûle-pourpoint:

– Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?

À son tour il rougit comme si cette question eût été un reproche sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, d’un air honteux.

– Pourquoi? fit-elle avidement.

Elle espérait qu’il allait répondre enfin:

– Parce que je t’aime et que je suis jaloux!

Hélas! encore un coup le pauvre Chico laissa passer l’occasion. Il bredouilla:

– Je ne sais pas!

C’était fini. Il n’y avait plus rien à faire, rien à espérer. De nouveau le dépit déchaîna la fureur en elle. Elle se mit à trépigner, et rouge, de colère cette fois, elle cria:

– Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m’agaces! Tiens, va-t’en! va-t’en!

Cette explosion de colère subite, après sa gentillesse de tout à l’heure le stupéfia. Il ne comprenait plus. Qu’avait-elle donc, bon Dieu! et que lui avait-il fait encore?

Comme il ne bougeait pas, dans son ébahissement, elle leva son petit poing et, le repoussant brutalement, le frappant avec rage, elle cria plus fort, en trépignant plus que jamais:

– Va-t’en! va-t’en!

Il courba l’échine et se retira humblement.

Or, s’il fût revenu à l’improviste, il eût pu voir deux larmes, des perles brillantes, couler lentement sur les joues roses de sa madone prostrée dans son fauteuil.