Il baissa la tête et, comme on avouerait une faute, il murmura:
– S’il le dit, cela doit être… Mais moi, je n’en sais rien.
Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse. Naturellement cela ne fit qu’accroître son trouble.
– Est-ce vrai ce qu’a dit M. de Pardaillan que celle que tu aimeras, tu l’aimeras jusqu’à la mort? fit-elle brusquement.
On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à justifier ce qu’il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les mœurs de l’époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se farde et se cache sous le masque de l’hypocrisie. Ce qui paraissait très naturel à cette époque ferait rougir d’indignation feinte tous les pères de la Morale de nos jours. Enfin il ne faut pas oublier que Juana, se considérant un peu comme la petite madone du Chico, habituée à son adoration muette, le considérant comme sa chose à elle, accomplissait très naturellement certains gestes, prononçait certaines paroles qu’elle n’eût jamais eu l’idée d’accomplir ou de prononcer avec une autre personne.
Le Chico rougit et balbutia:
– Je ne sais pas!
Elle frappa du pied avec colère et dit en le contrefaisant:
– Je ne sais pas!… Tu ne vois donc rien? C’est agaçant. Pour qu’il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.
– Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure, dit vivement le Chico.
– Alors comment sait-il que tu aimes quelqu’un et que tu l’aimeras jusqu’à la mort?
Et câline:
– Et c’est vrai que tu aimes quelqu’un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes là, bouche bée. Tu m’agaces.
Les yeux de Chico lui criaient: «C’est toi que j’aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu’il le dît. Elle voulait l’entendre.
Mais le Chico n’avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:
– Je n’aime personne… que toi. Tu le sais bien.
Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n’était pas là l’aveu qu’elle voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu’elle était d’avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n’allait même pas jusqu’à dire deux mots: «Je t’aime!», Elle ne savait pas, la petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus braves. Elle était ignorante, la petite Juana, et habituée à dominer ce petit homme, elle eût voulu être dominée à son tour par lui, ne fût-ce qu’une seconde. Ce n’était pas facile à obtenir. Peu patiente, comme elle était, son siège fut fait. Pour elle, le Chico serait toujours le bon chien fidèle, trop heureux de lécher le pied qui venait de le repousser.
Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu’il n’était bon qu’à cela, de l’humilier, de l’amener à se prosterner devant elle, de lui faire humblement lécher les semelles de ses petits souliers, puisque ce brave n’osait aller plus loin.
Et agressive, l’œil mauvais, la voix blanche:
– Si tu ne sais rien, si tu n’as rien dit, rien fait, qu’es-tu venu faire ici? Que veux-tu?
Très pâle, mais plus résolument qu’il ne l’eût cru lui-même, il dit:
– Je voulais te demander si tu étais contente.
Elle prit son air de petite reine pour demander:
– De quoi veux-tu que je sois contente?
– Mais… d’avoir trouvé le Français… de l’avoir ramené.
Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d’un air étonné et scandalisé:
– Eh! que m’importe le Français! Ça, perds-tu la tête?
Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:
– Tu m’avais dit…
– Quoi?… Parle!…
– De le sauver, de le ramener…
– Moi?… Sornettes! Tu as rêvé!
Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non, tiens! S’était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à l’épreuve? Voir s’il serait jaloux, s’il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu’on se montre jaloux d’elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l’aimerait donc aussi? Un tel bonheur était-il possible? Eh! non! il n’avait pas rêvé, elle avait pleuré cette nuit, devant lui, et ses larmes coulaient pour le Français. Il la voyait, il l’entendait encore! Alors?… Alors il ne savait plus. Il était profondément peiné et humilié: pourtant l’idée d’une révolte ne lui venait pas. Il était à elle, elle avait le droit de le faire souffrir, de le bafouer, de le battre si la fantaisie lui en prenait. Son rôle à lui était de courber l’échine, de subir ses humeurs et ses caprices. Trop heureux encore qu’elle daignât s’occuper de lui, fût-ce pour le martyriser. Un sourire d’elle et tout serait oublié.
Elle le guignait du coin de l’œil et jouissait délicieusement de son trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l’humilier, oh! surtout l’humilier, lui qu’elle savait si fier, l’humilier au possible, au-delà de tout… Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il redresser la tête et parler en maître!
Est-ce à dire qu’elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle s’ignorait, voilà tout. On ne passe pas impunément de longues années d’enfance, celles où les impressions se gravent le plus profondément, dans l’intimité complète d’un garçon – ce garçon fût-il un nain comme le Chico, et il ne faut pas oublier qu’il était de formes irréprochables et vraiment joli – on ne vit pas dans l’intimité d’un garçon sans éprouver quelque sentiment pour lui. Surtout lorsque ce garçon se double d’un adorateur passionné dans sa réserve voulue.
Dire qu’elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là elle avait cru sincèrement n’éprouver pour lui qu’une affection fraternelle. Sans qu’elle s’en doutât, cette affection était plus profonde qu’elle ne croyait.
Il suffirait d’un rien pour changer cette affection en amour profond. Il suffirait aussi d’un rien pour que cette affection restât immuablement ce qu’elle la croyait: purement fraternelle. C’était l’affaire d’une étincelle à faire jaillir.
Or, au moment précis où ces sentiments s’agitaient inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s’était emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses sensations elle s’était abandonnée, les yeux fermés. Pardaillan présent, elle avait soudain vu le Chico, ce qu’il était en réalité: un nain. Un nain joli, gracieux, élégant, follement épris, mais un nain quand même, une réduction d’homme dont on ne pouvait faire un époux. Dans sa pensée, elle décida que le Chico ne pouvait être qu’un frère et resterait un frère autant que cela lui conviendrait. Elle s’était livrée avec toute la fougue de son sang chaud d’Andalouse à son rêve d’amour pour l’étranger si fort et si brave. Elle n’avait rien vu des à-côtés de l’aventure dans laquelle elle s’engageait tête baissée. Et c’est ainsi que nous l’avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui qu’elle avait élu était peut-être mort.
Et voici qu’en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se révolter, sans s’indigner, refoulant stoïquement son amour et sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de l’arrêter sur la pente fatale où elle s’engageait: «Qu’espères-tu?»
Sans le savoir, sans le vouloir, c’était un coup de maître que faisait le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de l’échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et les retourna sans trêve dans son esprit.
Elle était la fille d’un modeste hôtelier, un hôtelier dont les affaires étaient prospères, un hôtelier qui passait pour être même assez riche, mais un hôtelier quand même. Et ceci, c’était une tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n’était pas «né» n’existait pas. Or, elle, fille d’hôtelier, hôtelière elle-même – hôtelière par désœuvrement, par fantaisie, pour rire si on veut, mais hôtelière quand même – elle avait jeté les yeux sur un seigneur qui traitait d’égal à égal avec son souverain à elle, puisqu’il était, lui, le représentant d’un autre souverain. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa condition pour que l’idée d’une bassesse pût l’effleurer.