– Rassurez-vous, maître, dit-elle gravement. Continuez à me servir fidèlement sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi oubliera les injures faites à l’amoureux sans nom et sans fortune.
– J’avais besoin de cette assurance, madame, proféra Centurion, redevenu tout joyeux.
– Introduisez-le, continua Fausta; et dès qu’il sera parti, revenez prendre mes ordres.
Centurion s’inclina et sortit immédiatement.
Quelques instants plus tard il introduisit le Torero auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement.
En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie n’était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s’inclina profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par respect.
Fausta remarqua l’effet qu’elle produisait sur le jeune homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle l’espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu d’être satisfaite.
D’un œil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière, juste ce qu’il fallait. Cette attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique, l’œil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable, enfin la force physique que révélaient des membres admirablement proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup d’œil, et si l’impression qu’elle venait de produire était tout à son avantage, l’impression qu’il lui produisit, à elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable.
Fausta accentua son sourire et, satisfaite, elle se dit que ce jeune aventurier ferait un souverain très noble et très fier, susceptible de faire impression sur la foule, qui s’attache beaucoup plus aux apparences qu’à la réalité; enfin, placé près d’elle, il ne serait pas écrasé. Au contraire, sa grâce juvénile, son élégance naturelle seraient mises en relief par la beauté majestueuse de la femme, qui ressortirait davantage elle-même. Ils se feraient valoir mutuellement, et tous deux ils constitueraient ce que l’on est convenu d’appeler un couple merveilleusement assorti.
De cet examen très rapide, qu’il soutint avec une aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la femme et l’artiste se déclarèrent également satisfaites. Évidemment, elle n’attachait qu’une importance relative à ces détails secondaires. Ce n’était pas un homme qu’elle voulait conquérir, c’était la couronne que cet homme était à même de lui donner. Quand même elle était trop femme, trop éprise de beauté pour ne pas éprouver une réelle satisfaction en constatant que cette couronne se poserait sur une tête noble et fière, assez mâle, assez forte pour ne pas fléchir sous le poids.
Cette impression favorable lui était aussi d’une réelle utilité en ce sens qu’elle allait lui faciliter, dans une certaine mesure, l’œuvre de séduction qui allait commencer.
Œuvre redoutable. Œuvre capitale.
Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu’allait prendre le Torero. Cette décision elle-même dépendait de l’effet qu’elle produirait sur lui.
Qu’il se dérobât, qu’il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.
L’œuvre n’était pas irréalisable pourtant, du moins elle l’espérait. Et quant à sa difficulté même, pour une nature essentiellement combative, comme la sienne, c’était un stimulant.
Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d’achoppement, on a déjà vu qu’elle avait pris une décision à son égard. C’était très simple, la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l’amour du Torero, il ne tiendrait pas devant l’irréparable, c’est-à-dire la mort de la femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et d’ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui donner, elle lui montrerait un royaume à prendre, un empire à conquérir. Quel esprit serait assez froid, assez puissant pour résister à pareil éblouissement? Quel amour, quels regrets seraient assez forts pour se dérober à un aussi prestigieux dérivatif?
Elle ne connaissait qu’un seul être au monde capable de rester froid devant d’aussi puissantes tentations: Pardaillan.
Mais Pardaillan n’avait pas son pareil.
Oui, l’œuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible.
Elle mit donc en œuvre toutes les ressources de son esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et de cette voix harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:
– C’est bien vous, monsieur, qu’on appelle don César?
Et elle insista sur ces deux mots: qu’on appelle.
Le Torero s’inclina en signe d’assentiment.
– Vous aussi qu’on appelle El Torero?
– Moi-même, madame.
– Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici environ vingt-deux ans, à Madrid. C’est bien cela?
– Tout à fait, madame.
– Excusez-moi, monsieur, si j’ai insisté sur ces menus détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des conséquences très graves.
– Vous êtes tout excusée, madame. Au surplus, si vous le désirez, je n’ai qu’à me montrer à ce balcon. Je serais bien surpris si, parmi cette foule, il ne se trouvait pas quelques voix pour me donner ce nom d’El Torero, qui est devenu le mien.
Il dit cela gravement, sans arrière-pensée, désireux de la convaincre, pas plus.
Gravement aussi, et d’un geste très doux, elle refusa en même temps qu’elle disait:
– Veuillez vous asseoir.
De la main elle désignait un siège placé près de son fauteuil, presque vis-à-vis, et un gracieux sourire ponctuait le geste.
Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la souplesse de ses attitudes et, à part soi, elle murmura: «Oui, c’est bien du sang royal qui coule dans ses veines!… De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et magnifique.»
À ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par des hurlements féroces:
– À mort!… Mort aux hérétiques!…
Suivis de ces autres cris:
– Le roi!… Le roi!… Vive le roi!…
Seulement, les acclamations étaient moins nourries, moins imposantes que les cris de mort. Il faut croire que la férocité était le sentiment dominant. Il est à remarquer, du reste, que lorsqu’une foule en liesse est réunie quelque part, elle ne trouve rien autre à crier que: «Vivat!» ou «À mort!».
Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, le Miserere, entonné à pleine voix par des milliers et des milliers de moines, de pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en même temps.
Et dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.
Tout cela: chants funèbres, clameurs, vivats, sonnerie du bronze pénétrait, par la baie largement ouverte, dans la salle où Fausta recevait le Torero, la remplissait d’un bourdonnement assourdissant.
Mais si les nerfs du jeune homme se trouvaient mis à une assez rude épreuve, Fausta ne paraissait nullement en être incommodée. On eût dit qu’elle n’entendait rien de ces bruits du dehors qu’elle laissait intentionnellement pénétrer chez elle.
Cependant dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui et qu’il sentait augmenter, le Torero dit doucement:
– Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui m’est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.
Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que lui produisait Fausta. Jamais personne ne lui en avait imposé autant.
Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance en amour, chez l’homme, était décidément une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, à qui elle avait fait l’honneur d’accorder quelque importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait maintenant certaine, et si une chose l’étonnait, c’était d’en avoir douté un instant.
Mais l’allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit: