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– Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos conventions? Vous n’avez pas l’intention de regagner l’Italie, Rome?

– Non, cardinal. J’entends rester ici.

Et se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s’intéresser à là course, ne perdait pas un mot de cette conversation:

– À moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.

Philippe II la regarda d’un air étonné.

Sans lui laisser le temps de placer un mot, d’Espinosa répondit pour lui:

– Le roi ne vous chassera pas, madame. N’êtes-vous pas l’astre le plus resplendissant de sa cour? Le roi, comme le plus humble de ses sujets, ne saurait se passer du soleil qui nous réchauffe et nous éclaire. Vous êtes ce soleil. Aussi Sa Majesté, j’ose vous l’assurer, vous gardera près d’Elle aussi longtemps qu’Elle le pourra. Nous ne saurions plus nous passer de votre radieuse présence.

Ceci, ponctué d’un coup d’œil significatif à l’adresse du roi, était dit avec ce calme déconcertant qui n’abandonnait jamais d’Espinosa, lequel quitta la loge royale aussitôt.

L’oreille la plus avertie n’aurait pu percevoir ni ironie ni la menace dans ces paroles d’une galanterie raffinée en apparence.

Fausta ne s’y méprit pourtant pas, et en suivant d’un œil froid la haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et s’effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux lèvres:

«Va! Va donner des ordres pour qu’on me garde prisonnière à Séville jusqu’à ce que le pape de ton choix soit désigné pour succéder à Sixte! Sans t’en douter tu fais mon jeu, comme tu l’as fait en me débarrassant de Montalte et de Sfondrato.»

Cependant le roi, averti par le coup d’œil d’Espinosa, s’écria de son air le plus aimable:

– Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?

– Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon séjour à la cour d’Espagne. À moins que Votre Majesté ne me chasse, ai-je ajouté.

– Vous chasser, madame! Par la Trinité sainte! vous n’y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort justement, à l’instant: nous ne saurions plus nous passer de vous. Il nous semble que si ce pays n’était plus embelli par votre présence, le soleil nous paraîtrait froid et terne, les fleurs sans parfum et sans éclat. Nous entendons vous garder le plus longtemps possible. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas trop pénible.

– Votre Majesté me comble! dit sérieusement Fausta.

En elle-même, elle songeait:

«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de mes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour.»

Cependant la deuxième course venait de s’achever sans incident remarquable, et les nombreux valets affectés à ce service s’activaient au nettoyage de la piste. C’était comme un entr’acte en attendant la troisième course, celle du Torero.

Cette course, c’était le clou de la fête. Tout le monde l’attendait avec une impatience qui, chez certains, confinait à l’angoisse, pour des motifs différents, cela va de soi.

Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: ceux pour qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les passionner au plus haut point.

Ceux-là, les plus nombreux, c’étaient les vrais spectateurs, ceux qui ne soupçonnaient rien de ce qui allait se passer et ne pensaient qu’à jouir de leur mieux des sensations que le Torero allait leur procurer. Tous étaient de fervents admirateurs de l’homme qui avec une froide intrépidité faisait l’objet de leur admiration.

En second lieu il y avait ceux qui savaient quelque chose, soit qu’ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castana était le chef nominal, soit qu’ils eussent été soudoyés avec l’or de Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu’ils étaient, ferait d’eux des acteurs participant au drame. Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement, entraîneraient infailliblement ceux qui ne savaient rien mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient pas, sans protester, qu’on touchât à leur héros.

Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fort avant dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient tout – tout ce que le roi avait consenti à avouer, bien entendu – tout le reste savait qu’il était question de l’arrestation du Torero et que la cour craignait que cette arrestation ne provoquât un soulèvement populaire.

Il va sans dire que tous ces gentilshommes, ceux qui en savaient le plus comme ceux qui en savaient le moins, étaient dévoués jusqu’à la mort. Le grand inquisiteur, en effet, n’avait adressé d’invitations qu’à ceux sur qui il savait pouvoir compter.

Cette connaissance qu’on avait de l’arrestation imminente du Torero explique en partie pourquoi les seigneurs qui obstruaient le couloir circulaire avaient montré tant de mauvais vouloir à lui ouvrir le passage. Nul ne se souciait de paraître favoriser l’homme qu’on savait condamné.

Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes massées par d’Espinosa dans l’enceinte de la plaza et dans les rues environnantes.

Ces soldats, comme tous les soldats, obéissaient passivement aux ordres de leurs chefs et ne cherchaient pas à savoir ce qu’on ne leur disait pas. Mais la longueur de l’attente commençait de les énerver, et sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la même impatience, car ils savaient qu’elle serait le terme de leur interminable faction.

Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C’était le calme décevant qui précède l’orage.

Philippe II était loin d’être un sentimental. La pitié, la clémence existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiment. Et c’était cela précisément qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n’avait qu’une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi n’était pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race, en la supériorité de sa dynastie.

De même qu’il croyait en Dieu, il se croyait d’une essence supérieure à celle des autres hommes. Tous ses actes convergeaient vers ce double but: imposer la foi en Dieu, la foi en la supériorité de sa race et, implicitement, son droit de domination sur le monde. Tout le reste n’était qu’accessoire. Cruauté ou pitié, rien n’existait plus. Il y avait un but qu’il s’était proposé d’atteindre, et il y marchait, inéluctable comme le Destin, sans s’occuper des cadavres tombés sur sa route, sans les voir peut-être.

Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule, l’instant d’avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si impressionnant qu’il impressionna le roi.

Philippe laissa errer son œil froid sur toutes ces fenêtres encadrant des têtes curieuses. Là, c’était la magnificence, l’élégance, la somptuosité des costumes et des robes d’une fabuleuse richesse. Là, c’était l’or qui rutilait sur les corsages et les pourpoints de satin, c’étaient les diamants, les perles, les rubis qui croisaient leurs feux aux toques, aux cous, aux oreilles, aux doigts des dames et des hommes. Là, c’étaient l’insouciance, la sécurité absolue. Là, nul danger à courir.

Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s’arrêta aux tribunes.

Là, moins de somptuosité. Les dames, nombreuses là aussi, étalaient des costumes luxueux, piquaient de notes claires et gaies la tenue sombre des hommes: tenue de combat et non de parade. Là encore, au moment voulu, les dames s’éclipseraient, se mettraient à l’abri, et les hommes, restés seuls, se changeraient en combattants.

Et Philippe se posa la question:

«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans l’angoisse de l’attente? Combien?…»

Et son œil s’attarda sur les tribunes.

Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par delà les barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d’armes.

Là, c’était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. Là, plus de colliers rutilants, plus de soieries, de satins, de velours. Là, des pourpoints de drap aux couleurs vives; là, des jupes rouges, jaunes, certes; là, la tache pourpre d’une fleur dans les cheveux noirs, blonds, châtains. Là, des gens hissés sur des échafauds, des tréteaux, des chaises, et la foule innombrable de ceux s’écrasant, s’étouffant sur le pavé.

Là, point de retraite prudemment ménagée; là, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer de sa vie la curiosité satisfaite.

Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un long frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre question, plus terrible encore que la première:

«Est-il juste de sacrifier tant d’existences? Ai-je bien le droit d’envoyer à la mort tant de braves gens?»