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Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, il est vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petite Juana; mais des haillons, si propres qu’ils soient, sont toujours des haillons. Le nain n’endossait de beaux habits que lorsqu’il allait voir Juana. Mais ces beaux habits eux-mêmes n’étaient que de la friperie, en comparaison du magnifique costume, flambant neuf, qu’il arborait ce jour-là.

Le Torero, qui achevait rapidement de s’habiller, se chargea de renseigner le chevalier.

– Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s’est mis dans la tête qu’il m’a de grandes obligations, alors qu’en réalité c’est moi qui suis son obligé, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de m’assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, aux couleurs de celui que j’endosse moi-même, comme vous l’avez fort bien remarqué, et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces frais considérables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser, après tant d’attentions délicates. Ce qui fait qu’on me verra dans l’arène avec un page portant mes couleurs.

– Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir l’air le petit homme. Mais c’est très bien, cela! Il vous fera grand honneur, j’en réponds.

Le Chico était heureux des compliments qu’il recevait, et il le laissait ingénument voir.

– Tiens! dit-il, j’ai voulu faire honneur à mon noble maître. Puisque vous le dites, j’y ai réussi.

– Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maître, en parlant de don César? Sais-tu s’il est noble seulement, puisque lui-même n’en sait rien!

– Il l’est, dit le nain avec conviction.

– C’est probable, c’est certain même. Mais enfin il serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.

Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors une très grande importance. Peut-être, connaissant sa fierté, s’amusait-il tout bonnement à le taquiner.

Quoi qu’il en soit, le Chico répondit vivement:

– Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, tiens!

– Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.

Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.

– Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il. Don César est un ganadero (éleveur de taureaux). En Espagne, c’est une profession qui anoblit.

– Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu’il dit là, don César?

– Sans doute! Ne le saviez-vous pas?

– Ma foi non.

– C’est à ce titre seul que je dois le très grand honneur que veut bien me faire notre sire le roi, en m’admettant à courir devant lui.

– Diable! mais dites donc, je vous croyais pauvre?

– Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je possède m’a été léguée par celui qui m’a élevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.

– Vous m’en direz tant…

Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l’assister dans sa course:

– Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu’il se vit seul avec le nain, quelle mouche t’a piqué de venir précisément aujourd’hui t’enrôler dans la suite de don César?

Le Chico regarda fixement Pardaillan.

– Vous le savez bien, dit-il.

– Moi! Le diable m’emporte si je sais ce que tu veux dire!

Le Chico jeta un coup d’œil furtif sur la portière, et baissant la voix:

– Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle souterraine, dit-il.

– Quel rapport?…

– Vous savez bien que don César est en péril… puisque vous ne le quittez pas d’une semelle.

– Quoi! fit Pardaillan ému par la simplicité naïve de ce dévouement. Quoi! c’est pour cela que tu es venu t’offrir? C’est pour le défendre que tu as pris cette dague qui te donne un air si crâne?

Et il considérait le petit homme avec une admiration attendrie.

Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coup d’œil, et hochant tristement la tête, il dit, sans amertume:

– Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite taille ne pourront apporter qu’une aide illusoire s’il y a bataille. Peut-on savoir? La piqûre d’un mosquito (moustique) suffit parfois pour détourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis être ce mosquito, tiens!

– Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensée de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais, mon petit, sais-tu que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse?

– Je le sais, tiens!

– Sais-tu que tu risques ta peau?

– Pour ce qu’elle vaut, ce n’est vraiment pas la peine d’en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous vous trompez, ajouta le nain d’un ton désabusé.

– Chico, dit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit par la taille, mais tu as un grand cœur.

– Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le dites. Depuis que je vous connais, j’ai comme cela des idées que je ne comprends pas très bien. On m’eût fort étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles idées. C’est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même. Un mot de vous me bouleverse, et pour mériter un compliment de vous, je passerais sans hésiter à travers un brasier. C’est pour vous dire que si je me suis mis en tête de venir me ranger aux côtés de don César menacé, c’est par affection pour lui, certes, mais surtout pour vous… Pour vous faire oublier certaines idées mauvaises… que vous connaissez; pour forcer votre estime, pour vous entendre me dire ce que vous venez de dire: «Chico, tu as du cœur…». Et pourtant tout le monde ne pense pas comme vous… D’aucuns même ne semblent pas se douter que je puisse seulement avoir un cœur. Je ne sais pas vous exprimer ce que je ressens. Je ne sais pas parler, moi, tiens! et je crois bien n’en avoir jamais dit aussi long d’un coup. Je suis sûr pourtant que vous me comprenez, dans ce que je dis si mal et même dans ce que je ne dis pas. Vous n’êtes pas un homme comme tous les autres, vous!

Pardaillan, très ému par l’accent poignant du petit homme, murmura:

– Pauvre petit bougre!

Et tout haut, avec une douceur inexprimable:

– Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas.

Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:

– Où t’étais-tu terré hier, Chico? On t’a cherché vainement de tous côtés.

– Qui donc m’a cherché? Vous?

– Non pas, moi, cornes du diable! Mais certaine petite hôtelière que tu connais bien.

– Juana! dit le Chico qui rougit.

– Tu l’as nommée.

Le nain hocha la tête.

– Qu’est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole?

Le Chico eut une imperceptible hésitation.

– Non! dit-il. Cependant…

– Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.

– Elle m’avait chassé la veille… j’ai peine à croire…

– Qu’elle t’ait envoyé chercher le lendemain? Cela prouve que tu n’es qu’un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes.

– Vous ne raillez pas? Juana m’a envoyé chercher? dit le nain devenu radieux.

– Je me tue à te le dire, mort-diable!

– Alors?…

– Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu seras bien reçu, j’en réponds… si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre.

– Je les tirerai, tiens! s’écria le nain rayonnant de joie.

– À moins que tu ne préfères te retirer tout de suite… hasarda le chevalier.

– Comment cela? fit naïvement le Chico.

– En t’en allant avant la bataille.

– Abandonner don César dans le danger! Vous n’y pensez pas! Arrive qu’arrive, je reste, tiens!

Pardaillan eut un geste de satisfaction, et regardant le nain dans les yeux:

– Tu restes? C’est bien. Mais pas de bêtises, hein! Il n’est plus question de mourir maintenant.

– Non, par la Vierge et les saints!

– À la bonne heure! Silence, voici le Torero.