LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Pourquoi attester et jurer? Cela nous sauvera-t-il? Certes, j'admire qu'élevée par delà la mer, dans une ville étrangère, tu puisses parler comme si tu avais toujours été ici.

KASANDRA.

Le prophète Apollôn m'a fait ce don.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Le Dieu n'était-il point saisi d'amour?

KASANDRA.

Autrefois, la pudeur m'eût empêchée de l'avouer.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Certes, qui possède la puissance en abuse.

KASANDRA.

Ce fut un lutteur violent, car son cœur était plein d'amour pour moi.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Lui as-tu accordé de s'unir à toi, comme font ceux qui s'aiment?

KASANDRA.

Je promis, mais je trompai Loxias.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Étais-tu déjà douée de l'art de la divination?

KASANDRA.

Déjà je prophétisais tous leurs malheurs à nos concitoyens.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Mais la colère de Loxias t'a-t-elle épargnée?

KASANDRA.

Personne ne me croit plus depuis que j'ai ainsi menti.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Tu nous sembles, cependant, une divinatrice véridique.

KASANDRA.

Hélas, hélas! ô malheur! De nouveau le travail prophétique gonfle ma poitrine, prélude du chant terrible! Voyez-vous ces enfants assis dans les demeures, semblables aux apparitions des songes? Ce sont des enfants égorgés par leurs parents. Ils apparaissent, tenant à pleines mains leur chair dévorée, leurs intestins, leurs entrailles, misérable nourriture dont un père a pris sa part! C'est pourquoi je vous dis qu'un lion lâche médite, en se roulant sur le lit de l'époux, la vengeance de ce crime. Malheur à celui qui est revenu, à mon maître, puisqu'il me faut subir le joug de la servitude! Le chef des nefs, le destructeur d'Ilios, ne sait pas ce qu'il y a sous le visage souriant et les paroles sans nombre de l'odieuse chienne, et quelle horrible destinée elle lui prépare, telle qu'une fatalité embusquée! Elle médite cela, la femelle tueuse du mâle! Comment la nommer, cette bête monstrueuse? Serpent à deux têtes, Skylla habitante des rochers et perdition des marins, pourvoyeuse du Hadès qui souffle sur les siens les implacables malédictions! Quel cri elle a jeté, la très audacieuse, comme un cri de victoire dans le combat, comme si elle se réjouissait du retour de son mari! Maintenant, si je ne t'ai point persuadé, et pourquoi le serais-tu? ce qui doit arriver arrivera. Certes, tu seras témoin et tu diras, plein de pitié, que je n'étais qu'un prophète trop véridique.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

J'ai reconnu, et j'en ai eu horreur, le repas de Thyestès qui dévora la chair de ses enfants, et la terreur me saisit en entendant ces choses si vraies et non inventées; mais, pour celles que tu as dites d'abord, je dévie du droit chemin.

KASANDRA.

Je te le dis, tu verras le meurtre d'Agamemnôn.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Ô malheureuse! contrains ta bouche de mieux parler.

KASANDRA.

Il n'y a aucun remède à ce que j'ai dit.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Non, certes, si cela doit arriver. Mais que cela n'arrive pas!

KASANDRA.

Toi, tu pries! Eux ne songent qu'à l'égorgement!

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Par quel homme ce crime serait-il accompli?

KASANDRA.

Certes, tu n'as point compris mes oracles.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

En effet, je ne comprends point l'embûche qui se prépare.

KASANDRA.

Pourtant, je ne sais que trop la langue des Hellènes.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Les Oracles de Pythô la savent aussi; cependant on les comprend peu aisément.

KASANDRA.

Dieux! quelle ardeur se rue en moi! Ah! hélas! Apollôn Lykien! hélas! à moi, à moi! Cette lionne à deux pieds, qui a couché avec le loup en l'absence du noble lion, elle m'égorgera, moi, malheureuse! En préparant le crime, elle se vante, me mettant de moitié dans sa colère, d'aiguiser l'épée contre son mari et de vouloir sa mort, parce qu'il m'a conduite ici. Mais pourquoi garder ces vanités, ce sceptre et ces bandelettes fatidiques autour de ma tête? Certes, je les briserai avant ma dernière heure. Allez, je vous foule aux pieds! Je vous suivrai bientôt. Portez à quelque autre vos dons funestes. Qu'Apollôn lui-même me dépouille de la robe fatidique! Ô Apollôn, tu m'as vue déjà, sous ces ornements, tournée en dérision par mes amis qui, sans cause, certes, étaient mes ennemis! Ils m'ont nommée vagabonde, mendiante, moi, misérable et affamée! Et maintenant, le prophète qui m'a faite prophétesse m'a entraînée à cette fin lamentable. Au lieu de l'autel paternel, c'est un billot de cuisine qui m'attend, et c'est là que je serai égorgée toute chaude! Mais je ne mourrai pas non vengée par les dieux. Certes, un autre viendra qui prendra notre vengeance en mains et qui tuera sa mère, en expiation du meurtre de son père. Certes, il est exilé et vagabond loin de cette terre, mais il reviendra afin d'ajouter un dernier crime à tous ceux de sa race. Les dieux ont juré un grand serment, qu'il serait ramené par la chute de son père qui gît égorgé. Mais pourquoi gémir ainsi devant ces demeures, puisque j'ai vu Ilios subir sa destinée et que les dieux réservaient celle-ci aux vainqueurs de ma ville? J'irai, je subirai aussi ma destinée. Voici la porte du Hadès. Que je sois tuée d'un seul coup! Que mon sang coule tout entier sans convulsion et que je ferme tranquillement les yeux!

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Ô très malheureuse! Ô femme qui sais tant de choses, combien tu as parlé! Mais si tu sais aussi ta propre destinée, pourquoi, comme le bœuf voué aux dieux, courir si audacieusement à l'autel?

KASANDRA.

Je ne puis fuir. Ô étrangers, je suis étreinte par le temps.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Qui meurt le plus tard possible est plus fort que le temps.

KASANDRA.

Voici mon jour. Je ne gagnerais rien à fuir.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Sache que tu es malheureuse par trop de courage.

KASANDRA.

Mourir bravement est un grand honneur pour les mortels.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Nul, parmi les heureux, ne croit cela.

KASANDRA.

Hélas, ô père! Toi et tes nobles enfants!

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Qu'est-ce? quelle terreur te fait reculer?

KASANDRA.

Hélas! hélas!

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Pourquoi hélas? pourquoi crier hélas? Est-ce quelque nouvelle terreur?

KASANDRA.

Ces demeures sentent le meurtre et le sang répandu!

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Comment n'auraient-elles point cette odeur, puisqu'on fait des sacrifices au foyer?

KASANDRA.

Non, c'est la vapeur qui monte de la tombe!

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Certes, ce n'est point là un parfum syrien.

KASANDRA.

Allons! J'entrerai dans les demeures pour y gémir encore sur ma destinée et sur celle d'Agamemnôn. J'ai assez vécu. Salut, ô étrangers! Je ne suis pas épouvantée comme l'oiseau par le piége tendu. Soyez-en témoins puisque je vais mourir. Une femme sera tuée pour me venger, moi, femme; un homme sera égorgé pour venger un homme funestement marié. Étrangère, je n'ai trouvé que cette hospitalité, la mort!