Il est une ville, Kanôbos, la dernière de l'Aigyptia, située sur un monceau de terre, à l'embouchure même du Néilos. Là, Zeus, te caressant de la main et t'effleurant à peine, apaisera ton esprit. Tu concevras de Zeus le noir Epaphos qui jouira de toute la terre qu'arrose le Néilos au large cours. Après lui, à la cinquième génération, cinquante de tes filles reviendront contre leur gré dans Argos, pour fuir leurs noces avec leurs cousins. Ceux-ci, emportés par leur désir, tels que des éperviers harcelant des colombes, les poursuivront pour des noces qu'ils auraient dû ne pas rechercher. Et les dieux détruiront leurs corps, et la terre Pélasgienne les recevra, domptés par l'action sanguinaire des femmes, pendant la veillée nocturne, audacieuse et pleine d'embûches. Chaque femme tuera son mari, égorgé de deux coups d'épée. Qu'une telle Kypris soit accordée à mes ennemis! Mais l'amour attendrira une de ces jeunes filles. Elle ne tuera point son mari, hésitant dans son cœur, mais aimant mieux être accusée de faiblesse que de cruauté. Elle enfantera la race des rois d'Argos, et il faudrait de nombreuses paroles pour raconter celle-ci, et c'est d'elle que sortira le courageux et illustre archer qui me délivrera de mes maux. L'antique Titanis Thémis, ma mère, m'a révélé cet oracle. II faudrait un trop long temps pour raconter de quelle façon et en quel lieu ces choses arriveront. Tu ne gagnerais rien à le savoir.

IÔ.

Hélas, hélas! La convulsion me pénètre de nouveau! La démence tourmente mon esprit et l'aiguillon du taon ne pique et me brûle! Mon cœur épouvanté bat ma poitrine. Mes yeux roulent égarés! Je suis arrachée de moi-même! Je ne puis plus parler. Mes cris confus se heurtent aux flots de mon mal terrible!

LE CHŒUR DES OKÉANIDES.

Strophe.

Certes il était sage celui qui pensa le premier et dit ceci: L'union entre égaux est la meilleure. Qui vit de son travail ne doit rechercher l'alliance, ni des orgueilleux de leurs richesses, ni des orgueilleux de leur naissance.

Antistrophe.

Ô Moires! Puissé-je ne jamais, jamais me voir entrer dans le lit de Zeus, ni jamais m'unir à aucun mari Ouranien! Je suis épouvantée de voir cette vierge ennemie des hommes, Iô, ainsi tourmentée par les courses terribles de Hèra!

Épôde.

Je ne crains rien d'une union entre égaux, mais que je sois préservée de l'amour des dieux tout-puissants et de leur présence fatale! Cette rencontre est invincible, et ce chemin est sans issue. Je ne sais que devenir, ni comment échapper à la volonté de Zeus.

PROMÈTHEUS .

Et pourtant, un jour, Zeus, malgré l'opiniâtreté de son esprit deviendra humble, grâce aux noces qu'il médite et qui le renverseront de la tyrannie. Et, alors, la malédiction s'accomplira que son père Kronos lança, en tombant de son vieux trône. Aucun des dieux, si ce n'est moi, ne peut savoir sûrement comment échapper à ce malheur. Moi, je le sais qu'il siége maintenant dans les hauteurs retentissantes, fier de lancer de ses mains le trait vomissant le feu! Ceci ne l'aidera en rien. Il n'en tombera pas moins, par une ruine irrémédiable. Il se prépare maintenant lui-même un adversaire redoutable, un prodigieux et invincible ennemi qui inventera une flamme plus terrible que la foudre, et dont le retentissement l'emportera sur le tonnerre, et qui brisera la lance de Poseidôn, le trident marin qui ébranle les continents. Zeus, ainsi accablé, saura la distance qu'il y a entre commander et obéir.

LE CHŒUR DES OKÉANIDES.

Certes, tu parles contre Zeus, comme il te plaît de parler.

PROMÈTHEUS .

Cela me plaît, mais cela arrivera.

LE CHŒUR DES OKÉANIDES.

Espères-tu donc que quelqu'un commande un jour à Zeus?

PROMÈTHEUS .

Il subira alors de plus horribles douleurs que les miennes.

LE CHŒUR DES OKÉANIDES.

Comment ne crains-tu pas de prononcer de telles paroles?

PROMÈTHEUS .

Pourquoi craindrais-je? Ma destinée n'est point de mourir.

LE CHŒUR DES OKÉANIDES.

Mais il t'accablera d'un mal plus horrible.

PROMÈTHEUS .

Qu'il le fasse donc. Je m'attends à tout.

LE CHŒUR DES OKÉANIDES.

Ceux qui redoutent Adrastéia sont sages!

PROMÈTHEUS .

Redoute, invoque! affirme-lui qu'il régnera toujours. Pour moi, Zeus m'inquiète moins que rien. Qu'il agisse! Qu'il commande encore un peu de temps, comme il le veut. Il ne commandera pas toujours aux dieux. Mais je vois le messager de Zeus, le serviteur du nouveau tyran. Dans tous les cas, je saurai quel message extraordinaire il apporte.

HERMÈS.

C'est à toi que je parle, menteur, ô très indomptable, qui as failli envers les dieux, et qui as fait part de nos honneurs aux éphémères, voleur du feu! Le père t'ordonne de lui dire quelles sont ces noces que tu proclames, et par lesquelles il perdra sa puissance. Dis-moi nettement ces choses, une par une. Promètheus! Ne me contrains pas de faire deux voyages. Tu sais que Zeus n'en deviendrait pas plus clément.

PROMÈTHEUS .

Cette parole est enflée et pleine d'orgueil, comme il convient à un esclave des dieux. Vous exercez une tyrannie récente, étant récents vous-mêmes, et vous vous croyez, dans vos citadelles, à l'abri du malheur; mais n'en ai-je pas vu tomber deux tyrans déjà? Le troisième est celui qui commande maintenant. Lui aussi je le verrai tomber très rapidement et très ignominieusement. Te semblé-je craindre et redouter les dieux nouveaux? Je ne crains absolument rien. Toi, reprends le chemin par lequel tu es venu. Tu ne sauras rien de ce que tu m'as demandé.

HERMÈS.

C'est par une telle opiniâtreté que déjà tu t'es précipité dans ces tourments.

PROMÈTHEUS .

Sache-le, je ne changerais pas mon supplice contre ta servilité. Je pense qu'il vaut mieux être l'esclave de ce rocher que le fidèle messager de ton père Zeus. Ainsi, aux ignominies il faut répondre par des ignominies.

HERMÈS.

Tu sembles te réjouir des maux que tu souffres maintenant.

PROMÈTHEUS .

M'en réjouir! Puissé-je voir mes ennemis se réjouir ainsi, et toi surtout!

HERMÈS.

Me crois-tu pour quelque chose dans ton malheur?

PROMÈTHEUS .

Afin de parler nettement, je hais tous ces dieux qui, chargés de mes bienfaits, me tourmentent injustement.

HERMÈS.

Je vois que ta démence est grande.

PROMÈTHEUS .

Certes! Si haïr ses ennemis est une démence.

HERMÈS.

Si tu jouissais d'une destinée prospère, tu serais insupportable.

PROMÈTHEUS .

Ah! hélas!

HERMÈS.

Zeus ne connaît pas une telle plainte.

PROMÈTHEUS .

Le temps qui va toujours révèlera tout.

HERMÈS.

Tu n'as pas encore appris de lui à être sage.

PROMÈTHEUS .

Alors, je ne t'aurais pas répondu, esclave!

HERMÈS.

Tu ne veux donc rien dire de ce que demande le père?

PROMÈTHEUS .

Tourmenté par Zeus, je lui en rendrais grâce!

HERMÈS.

Te joues-tu de moi comme d'un enfant?

PROMÈTHEUS .

N'es-tu pas un enfant, et plus insensé qu'un enfant, si tu espères apprendre quelque chose de moi? Par aucun tourment, par aucune ruse Zeus ne pourra me contraindre de parler, avant que ces chaînes qui me chargent soient brisées. Puis, que la flamme ardente me foudroie que Zeus heurte et bouleverse tout du blanc tourbillon de la neige et des tonnerres souterrains! Rien de tout cela ne me fléchira. Je ne lui dirai point par qui il est dans sa destinée d'être dépossédé de la tyrannie.

HERMÈS.

Songes-y. A quoi ceci te servira-t-il?