Sous la terre, dans le Hadès que hantent les morts, dans l'immense Tartaros, que ne m'a-t-il précipité, chargé d'indissolubles et rudes chaînes! Nul dieu, ni aucun autre, ne se réjouirait de mes maux! Maintenant, jouet misérable des vents, je subis des tortures agréables à mes ennemis.
Strophe II.
Qui donc, parmi les dieux, est si dur de cœur, que tes lui soient agréables? Qui ne s'indigne de tes maux, si ce n'est Zeus? Toujours furieux, dans son inflexible volonté, il dompte la race Ouranienne. Jamais il ne cessera, à moins que son cœur ne se rassasie de vengeance, ou qu'un autre se saisisse de la puissance inaccessible.
Certes, un jour pourtant, bien que je sois chargé ignominieusement de solides chaînes, ce prytane des heureux aura besoin de mon aide, afin que je lui révèle le dessein qui le dépouillera du sceptre et des honneurs. Mais ni incantations, ni paroles de miel, ni menaces rudes ne me fléchiront. Je ne lui enseignerai rien, avant qu'il m'ait délivré de ces liens cruels, qu'il ait expié mon ignominie.
Antistrophe II.
En vérité, tu es intrépide. Tu ne fléchis point dans ce rude supplice. Mais tu parles trop librement. L'épouvante pénètre mon cœur. Je redoute ta destinée. Quand me sera-t-il donné de voir le terme fatal de tes misères? L'esprit du fils de Kronos est impénétrable; son cœur ne peut être touché.
Je sais que Zeus est dur. Il a soumis toute justice à sa volonté. Mais, un jour, il sera humble d'esprit, quand il se sentira frappé. Cette inexorable colère sera oubliée. Il désirera que j'accepte la concorde et son amitié.
Révèle toute la chose. Raconte-nous pour quelle faute Zeus t'a châtié si cruellement et si ignominieusement. Instruis-nous, à moins que ce récit ne t'attriste.
Certes, il m'est cruel de dire ces choses, mais il est aussi dur de me taire. Des deux côtés, douleur égale.
Autrefois, quand les daimones s'irritèrent pour la première fois, quand la dissension se mit entre eux, les uns voulaient renverser Kronos, afin que Zeus régnât. Les autres s'y opposaient, ne voulant point que Zeus commandât jamais aux dieux. Moi, donnant le meilleur conseil, je ne pus persuader les Titans, fils d'Ouranos et de Gaia. Méprisant mes raisons pacifiques, ils pensaient, dans la violence de leurs esprits, qu'ils l'emporteraient, non par l'habileté, mais par la force. Plusieurs fois, ma mère Thémis et Gaia, qui n'a qu'une forme sous mille noms, m'avaient prédit les choses futures: qu'ils ne l'emporteraient ni par la force, ni par la violence, mais par la ruse. Je leur parlai ainsi. Ils ne me jugèrent point digne d'être écouté. Et je crus pour le mieux, accompagné de ma mère, de me joindre à Zeus qui le désirait. Et, par mes conseils, le noir et profond abîme du Tartaros engloutit l'antique Kronos et ses compagnons. Ainsi, j'ai servi ce tyran des dieux. Il m'en a récompensé par ce châtiment horrible. C'est un vice contagieux propre aux tyrans de n'avoir point foi en leurs amis. Si vous demandez pour quelle cause il me traite si outrageusement, je vous le dirai. Dès qu'il fut assis sur le trône paternel, aussitôt il partagea les honneurs aux daimones et constitua sa tyrannie. Et il n'eut aucun souci des malheureux hommes, et il voulut en détruire la race, afin d'en créer une nouvelle. A ce dessein nul ne s'opposa, excepté moi. Seul, je l'osai. Je sauvai les vivants. Ils ne descendirent point, foudroyés, dans les ténèbres du Hadès. C'est pourquoi je suis en proie ci ces tourments horribles et misérables à voir. Je n'ai pas été jugé digne de la pitié que j'ai eue pour les mortels. Me voici cruellement tourmenté. Spectacle honteux pour Zeus!
Esprit de fer et de rocher, Promètheus! Avec toi qui ne s'indignerait de tes maux? Je n'ai pas eu le désir de les voir. Quand je les ai vus, mon cœur a été accablé de tristesse.
Certes, pour ceux qui m'aiment, je suis un spectacle misérable!
N'as-tu rien fait de plus pour les hommes?
J'ai empêché les mortels de prévoir la mort.
Par quel remède les as tu guéris de ce mal?
J'ai mis en eux d'aveugles espérances.
Tu leur as fait un grand don.
Je leur ai aussi apporté le feu.
Les éphémères possèdent maintenant le feu flamboyant?
C'est par lui qu'ils apprendront des arts nombreux.
Et c'est pour de tels crimes que Zeus te tourmente sans être touché de tes maux? Ne connais-tu point de terme à ton supplice?
Il n'en est point, à moins que cela ne lui plaise.
Cela lui plaira-t-il? Quelle est ton espérance? Ne vois-tu pas que tu es en faute? Quand même tu aurais mal agi, il ne me serait pas agréable de te le dire. Cela serait cruel. Laissons ces choses. Cherche comment tu échapperas à tes douleurs.
Il est aisé, quand on a le pied hors du mal, de conseiller et de réprimander celui qui souffre. Pour moi, je n'ignorais rien de ceci. J'ai voulu, sachant ce que je voulais. Je ne le nierai point. En sauvant les hommes, j'attirais moi-même ces misères; mais je ne pensais pas être ainsi tourmenté et me consumer sur le faîte de cette roche solitaire. Ne pleurez donc point mes misères présentes. Descendez plutôt sur la terre, vers la destinée qui m'opprime. Sachez tout ce qui m'attend encore. Venez à moi! Venez en aide à celui qui souffre aujourd'hui. Le malheur va, errant sans cesse. Il accable tantôt l'un, tantôt l'autre.
Promètheus! Nous ne refusons point de t'obéir. Voici que, délaissant promptement, et d'un pied léger, le char rapide et l'aithèr pur où passent les oiseaux, nous abordons cet âpre rocher, dans notre désir de connaître tes malheurs.
Promètheus! accouru vers toi, après un long chemin, j'arrive, porté sur cet oiseau rapide que je mène par ma seule volonté et sans frein. Je compatis à ta destinée, sache-le. Je pense que la parenté m'y pousse; mais, en outre, je ne m'intéresse à nul autre plus qu'à toi. Tu sauras que mes paroles sont vraies. Je n'ai point coutume de flatter par des mensonges. Allons! Apprends-moi ce qu'il faut faire pour te secourir. Tu ne diras pas qu'un autre est pour toi un ami plus ferme qu'Okéanos.
Ah! qu'est-ce donc? Toi aussi, tu es venu contempler mon supplice? Comment as-tu osé quitter le fleuve qui porte ton nom, et tes antres accoutumés, aux voûtes de rocher, pour venir sur cette terre, mère du fer? Es-tu venu pour assister à ma destinée, ou pour y compatir? Vois donc! Contemple l'ami de Zeus. Je l'ai aidé à fonder sa tyrannie, et c'est par lui que je subis ces maux!
Je vois, Promètheus, et je veux te conseiller pour le mieux, tout habile que tu es. Connais-toi, conforme-toi aux pensées nouvelles. Il y a un nouveau tyran parmi les dieux. Si tu lances des paroles amères et farouches, Zeus les entendra, bien qu'il soit dans les hauteurs, et loin de toi. Alors sa fureur présente, qui cause tes tourments, ne sera plus qu'un jeu. Ô malheureux! rejette la colère que tu nourris dans ton esprit. Cherche plutôt la fin de tes maux. Je semble te dire des choses hors d'usage. Cependant, Promètheus, tu vois ce que produisent des paroles sans frein. Tu n'es pas humble. Tu ne cèdes pas à la souffrance, et tu veux ajouter d'autres maux à ceux que tu subis. Si tu m'en crois, tu ne lèveras pas le pied contre l'aiguillon. Tu comprendras qu'un monarque sans pitié commande et ne rend compte à personne. Maintenant je te quitterai, et je tenterai de te délivrer de ton supplice. Sois en repos. Ne parle pas trop amèrement. Ne sais-tu pas sûrement, très-sage que tu es, que les paroles téméraires attirent les châtiments?
Je t'envie! Tu es hors de danger, après avoir tout conçu, tout osé avec moi. Maintenant, va! Ne t'inquiète point de ceci, Tu ne persuaderas point Zeus, car il est inexorable. Prends garde toi-même de t'attirer malheur pour être venu ici.