Les trois Moires et les Erinnyes qui n'oublient rien.
Zeus leur est-il soumis?
Certes. Il ne peut échapper à ce qui est fatal.
Qu'y a-t-il de fatal pour Zeus, si ce n'est de commander toujours?
Ne recherche pas cela. N'insiste point.
Sans doute elle est sacrée, cette chose que tu caches?
Parle d'autre chose. Ce n'est point le temps de révéler celle-ci. Il me faut la taire absolument. Si je la garde pour moi, je serai délivré de ces chaînes ignominieuses et de ce supplice.
Strophe I.
Puisse Zeus, maître de toutes choses, ne jamais opposer sa puissance à ma volonté! Que je ne cesse jamais d'honorer les dieux et d'assister aux festins sacrés où sont égorgés les bœufs, auprès de l'intarissable cours du père Okéanos! Que je ne les offense jamais de mes paroles! Que ce désir demeure en moi et ne s'efface jamais!
Antistrophe I.
Il est doux de mener une longue vie pleine de certitude et d'espérance, et de nourrir son cœur d'une joie lumineuse! J'ai horreur de te voir accablé de maux infinis. Tu n'as pas assez respecté Zeus. Sûr de ta sagesse, tu as trop aimé les mortels, ô Promètheus!
Strophe II.
Ô ami, vois combien la suite en est funeste! Quel secours, quelles protection attends-tu des éphémères? Ne vois-tu pas l'inerte imbécillité, semblable au sommeil, qui étreint la race aveugle des mortels? Jamais la volonté des hommes ne troublera l'ordre voulu par Zeus.
Antistrophe II.
J'ai reconnu cela lorsque j'ai contemplé ton supplice, ô Promètheus! Que l'harmonie était différente qui caressait mes oreilles, quand autour de tes bains et de ton lit je chantais selon le rite nuptial, au temps où, l'ayant persuadée par tes présents, tu épousais Hèsiona, la fille de mon père!
Quelle est cette terre? Quelle est cette race? Quel est celui-ci, ainsi lié à ce rocher tempétueux par ces chaînes? Pour quel crime es-tu châtié? Ah! ah! ah! voici que le taon me pique de nouveau, malheureuse! Lui! Le spectre d'Argos, fils de Gaia! Fuis, ô terre! Je vois, ô terreur! le bouvier aux yeux innombrables qui me regarde! Il approche avec son œil rusé. Bien que mort, la terre ne le cache point. Échappé du Hadès, il me poursuit, malheureuse, affamée, vagabonde, à travers les sables marins!
Strophe.
La syrinx enduite de cire fait entendre le chant du sommeil. Hélas, hélas, hélas! où ces longues courses me poussent-elles? Ô fils de Kronos, pourquoi m'as-tu liée à ces misères? Pourquoi exciter ainsi par la terreur ma fureur et ma démence? Consume-moi par le feu, engloutis-moi sous la terre, ou jette-moi en pâture aux bêtes de la mer! Ne te refuse pas à ce désir, ô roi! Mes courses vagabondes m'ont exténuée. Je ne sais comment ni où je serai délivrée de mes maux.
N'entends-tu point la voix de la vierge aux cornes de vache?
Comment n'entendrais-je point la jeune vierge harcelée par le taon, la fille d'Inakhos? Elle a brûlé d'amour le cœur de Zeus, et voici qu'elle est violemment éprouvée, en ces longues courses, par la haine de Hèra.
Antistrophe.
Pourquoi as-tu prononcé le nom de mon père? Dis-le à une malheureuse. Qui es-tu? Qui es-tu donc, ô malheureux! toi qui sais mon nom, toi qui nommes le mal envoyé par les dieux, ce mal qui me dessèche et me mord de furieux aiguillons? Hélas! Je suis venue en bondissant, excitée par les brûlures de la faim, domptée par la volonté haineuse de Hèra. Hélas! Quels malheureux subissent les maux qui m'accablent? Mais dis-moi clairement ce qui me reste à souffrir, dis-moi s'il est un soulagement ou un remède à mon mal. Si tu le sais, parle, dis-le à la malheureuse vierge vagabonde.
Ce que tu désires, je te le dirai clairement, sans te cacher rien, simplement, comme il convient entre amis. Tu vois Promètheus, celui qui a donné le feu aux vivants.
Ô toi qui t'es révélé pour le commun salut des hommes, malheureux Promètheus! pour quelle cause souffres-tu ainsi?
A peine ai-je cessé de déplorer mes misères.
Tu ne me feras donc point cette grâce?
Parle, que demandes-tu? Tu sauras tout de moi.
Dis-moi qui t'a lié à cette roche escarpée.
La volonté de Zeus et les mains de Hèphaistos.
Mais de quels crimes subis- tu le châtiment?
Je ne puis te répondre que cela seulement.
Apprends-moi le terme de mes courses et ce que durera mon mal.
Il vaut mieux pour toi l'ignorer que le savoir.
Ne me cache rien de ce que je dois souffrir.
Je ne te refuse pas ce service.
Que tardes-tu donc? Dis-moi tout.
Ce n'est point mauvaise volonté. Je crains de troubler ton esprit.
Cela me plaît. Ne considère rien au delà.
Puisque tu le désires, il me faut parler. Écoute donc.
Non, pas encore. Accorde-moi une part de joie. D'abord, sachons d'elle-même sa fatale destinée et son mal. Tu lui diras ensuite le reste de ses misères.
Il t'appartient, Iô, de les satisfaire. Après tout, elles sont les sœurs de ton père. Il est doux de déplorer sa propre destinée et d'exciter les larmes de qui nous écoute.
Je ne sais comment je pourrais vous refuser. Vous saurez clairement ce que vous demandez, bien qu'il me soit amer de raconter comment mon esprit a été troublé par un dieu, et comment j'ai été misérablement transformée.
Sans cesse des apparitions nocturnes erraient dans ma chambre virginale et me caressaient de douces paroles: – Ô bienheureuse jeune fille, pourquoi gardes-tu si longtemps la virginité, quand de si belles noces te sont possibles? Zeus brûle par toi, sous le trait du désir. Il veut posséder Kypris avec toi. Ô jeune fille, ne repousse pas le lit de Zeus! Va dans la profonde prairie de Lerna, où sont les enclos et les étables de ton père, afin que l'œil de Zeus ne brille plus de désirs.’ – Et pendant toutes les nuits, malheureuse! j'étais harcelée de tels songes, jusqu'à ce que j'eusse osé raconter à mon père ces apparitions nocturnes. Et lui, il envoya de nombreux messagers à Pythô et à Dôdônè, afin d'apprendre ce qu'il devait faire qui fût agréable aux dieux. Et ils revenaient, rapportant des oracles ambigus et des paroles obscures et inintelligibles. Enfin la révélation fut clairement manifestée à Inakhos qu'il eût à me chasser de ma demeure et de ma patrie, pour que je fusse vagabonde aux extrémités de la terre. La foudre flamboyante de Zeus devait venir, s'il n'obéissait pas, et anéantir toute notre race. Contre son gré, malgré moi, persuadé par cet oracle de Loxias, il me chassa hors de ses demeures. L'ordre de Zeus l'y forçait. Il fut contraint de le faire. Et aussitôt mon aspect et mon esprit furent transformés et je courus, d'un bond furieux, cornue comme tu vois, piquée par l'aiguillon mordant du taon, vers le doux rivage de la source Kerkhnéia, dans la vallée de Lerna. Le bouvier Argos, né de Gaia, me suivait plein de colère, épiant mes traces de ses yeux innombrables. Brusquement, la destinée le priva de la vie. Moi, furieuse toujours sous l'aiguillon divin, je courus de terre en terre. Tu sais tout. Si tu peux dire quelles seront mes misères futures, dis-les-moi. Dans ta pitié ne me flatte point par des paroles mensongères. Le mensonge, je pense, est un mal très honteux.