CHAPITRE IV: L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE
Vagabondage par les champs. – Les bestioles du bon Dieu. – La vieille de Papeligosse. – Les bohémiens. – Le tonneau du loup: rêve.
Vers les huit ans, et pas plus tôt, – avec mon sachet bleu pour y porter mon livre, mon cahier et mon goûter, – on m’envoya à l’éco1e…, pas plus tôt, Dieu merci! Car, en ce qui a trait à mon développement intime et naturel, à l’éducation et trempe de ma jeune âme de poète, j’en ai plus appris, bien sûr, dans les sauts et gambades de mon enfance populaire que dans le rabâchage de tous les rudiments.
De notre temps, le rêve de tous les polissons qui allions à l’école était de faire un plantié. Celui qui en avait fait un était regardé par les autres comme un lascar, comme un loustic, comme un luron fieffé!
Un plantié désigne, en Provence, l’escapade que fait l’enfant loin de la maison paternelle, sans avertir ses parents et sans savoir où il va. Les petits Provençaux font cette école buissonnière lorsque, après quelque faute, quelque grave méfait, quelque désobéissance, ils redoutent, pour leur rentrée au logis, quelque bonne rossée.
Donc, sitôt pressentir ce qui leur pend à l’oreille, mes péteux plantent là l’école et père et mère; advienne que pourra, ils partent à l’aventure et vive la liberté!
C’est chose délicieuse, incomparable, à cet âge, de se sentir maître absolu, la bride sur le cou, d’aller partout où l’on veut et en avant dans les garrigues! et en avant aux marécages et en avant par la montagne!
Seulement, puis vient la faim. Si c’est un plantié d’été, encore c’est pain bénit. Il y a les carrés de fèves, les jardins avec leurs pommes, leurs poires et leurs pêches, les arbres de cerises, qui vous prennent par l’œil, les figuiers qui vous offrent leurs figues bien mûries, et les melons ventrus qui vous crient: «Mangez-moi» Et puis, les belles vignes, les ceps aux grappes d’or, ha! il me semble les voir!
Mais si c’est un plantié d’hiver, il faut alors s’industrier… Parbleu, il est de petits drôles qui, passant par les fermes où ils ne sont pas connus, demandent l’hospitalité. Puis, s’ils peuvent, les fripons volent les œufs aux poulaillers et même les nichets, qu’ils boivent tout crus, avale!
Mais les plus fiers et les hautains, ceux qui ont délaissé l’école et la famille, non tant par cagnardise que par soif d’indépendance ou pour quelque injustice qui les a blessés au cœur, ceux-là fuient l’homme et son habitation. Ils passent le jour, couchés dans les blés, dans les fossés, dans les champs de mil, sous les ponts ou dans les huttes. Ils passent la nuit aux meules de paille ou bien dans les tas de foin. Vienne faim, ils mangent des mûres (celles des haies, celles des chaumes), des prunelles, des amandes qu’on oublia sur l’arbre ou des grappillons de lambruche. Ils mangent le fruit de l’orme (qu’ils appellent du pain blanc), des oignons remontés, des poires d’étranguillon, des faînes, et, s’il le faut, des glands. Tout le jour n’est qu’un jeu, tous les sauts sont des cabrioles… Qu’est-il besoin de camarades? Toutes les bêtes et bestioles là vous tiennent compagnie; vous comprenez ce qu’elles font, ce qu’elles disent, ce qu’elles pensent, et il semble qu’elles comprennent tout ce que vous leur dites.
Prenez-vous une cigale? Vous regardez ses petits miroirs, vous la froissez dans la main pour la faire chanter, et puis vous la lâchez avec une paille dans l’anus.
Ou, couchés le long d’un talus, voilà une bête-à-Dieu qui vous grimpe sur le doigt? Vous lui chantez aussitôt:
Coccinelle, vole!
Va-t’en à l’école.
Prends donc tes matines,
Va à la doctrine…
Et la bête-à-Dieu déployant ses ailes, vous dit en s’envolant:
– Vas-y toi-même, à l’école. J’en sais assez pour moi.
Une mante religieuse, agenouillée, vous regarde-t-elle? Vous l’interrogez ainsi:
Mante, toi qui sais tout,
Où est le loup?
L’insecte étend la patte et vous montre la montagne.
Vous découvrez un lézard qui se chauffe au soleil? Vous lui adressez ces paroles:
Lézard, lézard,
Défends-moi des serpents:
Quand tu passeras vers ma maison
Je te donnerai un grain de sel.
– A ta maison, que n’y retournes-tu? a l’air de dire le finaud.
Et psitt, il s’enfuit dans son trou.
Enfin, si vous voyez un limaçon, voici la formule:
Colimaçon borgne,
Montre-moi tes cornes,
Ou j’appelle le forgeron
Pour qu’il te brise ta maison.
Et encore la maison, et toujours la maison, où l’esprit revient sans cesse, tellement qu’à la fin, quand vous avez gâté assez de nids, – et de culottes, – quand vous avez avec de l’orge, fait assez de chalumeaux et assez décortiqué de brindilles de saule pour fabriquer des sifflets, et qu’avec des pommes vertes ou tout autre fruit suret vous avez agacé vos dents, aïe! la nostalgie vous prend, le cœur vous devient gros – et vous rentrez, la tête basse.
Moi, comme les copains, en provençal de race que j’étais ou devais être (ne vous en étonnez pas), au bout de trois mois à peine que j’étais à l’école, je fis aussi mon plantié. Et en voici le motif:
Trois ou quatre galopins (de ceux qui, sous prétexte d’aller couper de l’herbe ou ramasser du crottin, vagabondaient tout le jour) venaient m’attendre à mon départ pour l’école de Maillane et me disaient:
– Eh, nigaud! que veux-tu aller faire à l’école, pour rester tout le jour entre quatre murs! pour être mis en pénitence! pour avoir sur les doigts, puis, des coups de férule! Viens jouer avec nous…
Hélas I l’eau claire riait dans les ruisseaux; là-haut, chantaient les alouettes; les bleuets, les glaïeuls, les coquelicots, les nielles, fleurissaient au soleil dans les blés verdoyants…
Et je disais:
– L’école, eh bien! tu iras demain.
Et, alors, dans les cours d’eau, avec culottes retroussées, houp! on allait «guéer». Nous barbotions, nous pataugions, nous pêchions des têtards, nous faisions des pâtés, pif! paf! avec la vase; puis, on se barbouillait de limon noir jusqu’à mi-jambes (pour se faire des bottes). Et après, dans la poussière de quelque chemin creux, vite! à bride abattue:
Les soldats s’en vont!
A la guerre ils vont,
Et ra-pa-ta-plan,
Garez-vous devant!
Quel bonheur, mon Dieu! Oh! les enfants du roi n’étaient pas nos cousins! Sans compter qu’avec le pain et la pitance de mon bissac, on faisait sur l’herbe, ensuite, un beau petit goûter… Mais il faut que tout finisse!
Voici qu’un jour mon père, que le maître d’école avait dû prévenir, me dit:
– Écoute, Frédéric, s’il t’arrive encore une fois de manquer l’école pour aller patauger dans les fossés, vois, rappelle-toi ceci: je te brise une verge de saule sur le dos…
Trois jours après, par étourderie, je manquai encore la classe et je retournai «guéer».
M’avait-il épié, ou est-ce le hasard qui l’amena? Voilà que, sans culotte, pendant qu’avec les autres polissons habituels nous gambadions encore dans l’eau, soudain, à trente pas de moi, je vois apparaître mon père. Mon sang ne fit qu’un tour.
Mon père s’arrêta et me cria:
– Cela va bien… Tu sais ce que je t’ai promis? Va, je t’attends ce soir.
Rien de plus, et il s’en alla.
Mon seigneur père, bon comme le pain bénit, ne m’avait jamais donné une chiquenaude; mais il avait la voix haute, le verbe rude, et je le craignais comme le feu.
«Ah! me dis-je, cette fois, cette fois, ton père te tue… Sûrement, il doit être allé préparer la verge.»
Et mes gredins de compagnons, en faisant claquer leurs doigts, me chantaient par-dessus:
– Aïe! aïe! aïe! la raclée; aïe! aïe! aïe! sur ta peau!
«Ma foi! me dis-je alors, perdu pour perdu, il faut déguerpir et faire un plantié.»
Et je partis. Je pris, autant qu’il me souvient, un chemin qui conduisait, là-haut, vers la Crau d’Eyragues. Mais, en ce temps, pauvre petit, savais-je bien où j’allais? Et aussi, lorsque j’eus cheminé peut-être une heure ou une heure et demie, il me parut, à dire vrai, que j’étais dans l’Amérique.
Le soleil commençait à baisser vers son couchant; j’étais las, j’avais peur…
«Il se fait tard, pensai-je, et, maintenant, où vas-tu souper? Il faut aller demander l’hospitalité dans quelque ferme.»
Et, m’écartant de la route, doucement je me dirigeai vers un petit Mas blanc, qui m’avait l’air tout avenant, avec son toit à porcs, sa fosse à fumier, son puits, sa treille, le tout abrité du mistral par une haie de cyprès.
Timide, je m’avançais sur le pas de la porte et je vis une vieille qui allait tremper la soupe, gaupe sordide et mal peignée. Pour manger ce qu’elle touchait, il eût fallu avoir bien faim. La vieille avait décroché la marmite de la crémaillère, l’avait posée par terre au milieu de la cuisine et, tout en remuant la langue et se grattant, avec une grande louche elle tirait le bouillon, que, lentement, elle épandait sur les lèches de pain moisi.