CHAPITRE XI
Ils arrivèrent à Blois comme dix heures sonnaient à l’horloge de la cathédrale. Ils s’étaient assez reposés au Berceau de la Sagesse, pour ne ressentir aucune fatigue de cette dernière étape, faite en causant doucement à la clarté des étoiles. Ils dirigèrent leurs pas vers la Mère de leur Devoir.
Par Mère , on entend l’hôtellerie où une société de compagnons loge, mange et tient ses assemblées. L’hôtesse de cette auberge s’appelle aussi la Mère; l’hôte, fut-il célibataire, s’appelle la Mère. Il n’est pas rare qu’on joue sur ces mots et qu’on appelle un bon vieux hôtelier le père la Mère.
Il y avait environ un an qu’Amaury le Corinthien n’était venu à Blois. Pierre avait remarqué qu’à mesure qu’ils approchaient de la ville, son ami l’avait écouté moins attentivement. Mais lorsqu’ils eurent dépassé les premières maisons, il fut tout à fait frappé de son trouble.
– Qu’as-tu donc? lui dit-il, tu marches tantôt si vite que je puis à peine te suivre, tantôt si lentement que je suis forcé de t’attendre. Tu te heurtes à chaque pas, et tu sembles agité comme si tu craignais et désirais à la fois d’arriver au terme de ton voyage.
– Ne m’interroge pas, cher Villepreux, répondit le Corinthien. Je suis ému, je ne le nie pas; mais il m’est impossible de t’en dire la cause. Je n’ai jamais eu de secrets pour toi, hormis un seul que je te confierai peut-être quelque jour; mais il me semble que le temps n’est pas venu.
Pierre n’insista pas, et ils arrivèrent chez la Mère au bout de quelques instants. L’auberge était située sur la rive gauche de la Loire, dans le faubourg que le fleuve sépare de la ville. Elle était toujours propre et bien tenue comme de coutume, et les deux amis reconnurent la servante et le chien de la maison. Mais l’hôte ne vint pas comme de coutume au-devant d’eux pour les embrasser fraternellement. – Où donc est l’ami Savinien? demanda le jeune Amaury d’une voix mal assurée. La servante lui fit un signe comme pour lui couper la parole, et lui montra une petite fille qui disait sa prière au coin du feu, et qui, sur le point de s’aller coucher, avait déjà sa petite coiffe de nuit. Amaury crut que la servante l’engageait à ne pas troubler la prière de l’enfant, il se pencha sur la petite Manette, et effleura de ses lèvres, avec précaution, les grosses boucles de cheveux bruns qui s’échappaient de son béguin piqué. Pierre commençait à deviner le secret du Corinthien en voyant la tendresse pleine d’amertume avec laquelle il regardait cette enfant.
– Monsieur Villepreux, dit la servante à voix basse en attirant Pierre Huguenin à quelque distance, il ne faut pas que vous parliez de notre défunt maître devant la petite: ça la fait toujours pleurer, pauvre chère âme! Nous avons enterré monsieur Savinien il n’y a pas plus de quinze jours. Notre maîtresse en a bien du chagrin.
À peine avait-elle dit ces mots qu’une porte s’ouvrit, et la veuve de Savinien, celle qu’on appelait la Mère, parut en deuil et en cornette de veuve. C’était une femme d’environ vingt-huit ans, belle comme une Vierge de Raphaël, avec la même régularité de traits et la même expression de douceur calme et noble. Les traces d’une douleur récente et profonde étaient pourtant sur son visage, et ne le rendaient que plus touchant; car il y avait aussi dans son regard le sentiment d’une force évangélique.
Elle portait son second enfant dans ses bras, à demi déshabillé et déjà endormi, un gros garçon blond comme l’ambre, frais comme le matin. D’abord elle ne vit que Pierre Huguenin, sur lequel se projetait la lumière de la lampe.
– Mon fils Villepreux, s’écria-t-elle avec un sourire affectueux et mélancolique, soyez le bienvenu, et comme toujours le bien-aimé. Hélas! vous n’avez plus qu’une Mère! votre père Savinien est dans le ciel avec le bon Dieu.
À cette voix le Corinthien s’était vivement retourné; à ces paroles un cri partit du fond de sa poitrine.
– Savinien mort! s’écria-t-il; Savinienne veuve par conséquent!
Et il se laissa tomber sur une chaise.
À cette voix, à ces paroles, le calme résigné de la Savinienne se changea en une émotion si forte, que, pour ne pas laisser tomber son enfant, elle le mit dans les bras de Pierre Huguenin. Elle fit un pas vers le Corinthien; puis elle resta confuse, éperdue; et le Corinthien, qui se levait pour s’élancer vers elle, retomba sur sa chaise et cacha son visage dans les cheveux de la petite Manette, qui, agenouillée entre ses jambes, venait d’éclater en sanglots au seul nom de son père.
La Mère reprit alors sa présence d’esprit; et, venant à lui, elle lui dit avec dignité: – Voyez la douleur de cette enfant. Elle a perdu un bon père; et vous, Corinthien, vous avez perdu un bon ami.
– Nous le pleurerons ensemble, dit Amaury sans oser la regarder ni prendre la main qu’elle lui tendait.
– Non pas ensemble, répondit la Savinienne en baissant la voix; mais je vous estime trop pour penser que vous ne le regretterez pas.
En ce moment la porte de l’arrière-salle s’ouvrit, et Pierre vit une trentaine de compagnons attablés. Ils avaient pris leur repas si paisiblement qu’on n’eût guère pu soupçonner le voisinage d’une réunion de jeunes gens. Depuis la mort de Savinien, par respect pour sa mémoire autant que pour le deuil de sa famille, on mangeait presque en silence, on buvait sobrement, et personne n’élevait la voix. Cependant, dès qu’ils aperçurent Pierre Huguenin, ils ne purent retenir des exclamations de surprise et de joie. Quelques-uns vinrent l’embrasser, plusieurs se levèrent, et tous le saluèrent de leurs bonnets ou de leurs chapeaux; car, à ceux qui ne le connaissent pas, on venait de le signaler rapidement comme un des meilleurs compagnons du tour de France, qui avait été premier compagnon à Nîmes et dignitaire à Nantes.
Après l’effusion du premier accueil, qui ne fut pas moins cordial pour Amaury de la part de ceux qui le connaissaient, on les engagea à se mettre à table, et la Mère, surmontant son émotion avec la force que donne l’habitude du travail, se mit à les servir.
Huguenin remarqua que sa servante lui disait:
– Ne vous dérangez pas, notre maîtresse; couchez tranquillement votre petit; je servirai ces jeunes gens.
Et il remarqua aussi que la Savinienne lui répondit:
– Non, je les servirai, moi; couche les enfants.
Puis elle donna un baiser à chacun d’eux, et porta le souper au Corinthien avec un empressement qui trahissait une secrète sollicitude. Elle servit aussi Huguenin avec le soin, la bonne grâce et la propreté qui faisaient d’elle la perle des Mères, au dire de tous les compagnons. Mais une invincible préférence la faisait passer et repasser sans cesse derrière la chaise du Corinthien. Elle ne le regardait pas, elle ne l’effleurait pas en se penchant sur lui pour le servir; mais elle prévenait tous ses besoins, et se tourmentait intérieurement de voir qu’il faisait d’inutiles efforts pour manger.
– Chers compagnons fidèles! dit Lyonnais-la-Belle-conduite en remplissant son verre, je bois à la santé de Villepreux l’Ami-du-trait et de Nantais le Corinthien, sans séparer leurs noms; car leurs cœurs sont unis pour la vie.
Le Dignitaire entra. En reconnaissant Romanet le Bon-soutien , Pierre Huguenin se leva, et ils se retirèrent dans un autre pièce pour échanger les saluts d’usage; car ils étaient Dignitaires tous les deux, et pouvaient marcher de pair. Cependant la dignité de l’Ami-du-trait n’était plus qu’honorifique. C’est un règne qui ne dure que six mois, et que deux compagnons ne pourraient d’ailleurs exercer à la fois dans une ville. L’autorité de fait de Romanet le Bon-soutien pouvait donc s’étendre, dans sa résidence, sur Pierre Huguenin comme sur un simple compagnon.
Lorsqu’ils rentrèrent dans la salle et que le Dignitaire de Blois aperçut Amaury le Corinthien, il devint pâle, et ils s’embrassèrent avec émotion.
– Soyez le bien arrivé, dit le Dignitaire au jeune homme. Je vous ai fait appeler pour le concours, et je vois avec satisfaction que vous avez accepté. Je vous en remercie au nom de la société. Mes pays, ce jeune homme est un des plus agréables talents que je connaisse: vous en jugerez. Pays Corinthien, ajouta-t-il en s’adressant à Amaury plus particulièrement, et en s’efforçant de ne pas paraître mettre trop d’importance à sa demande, saviez-vous que nous avions perdu notre excellent père Savinien?
– Je ne le savais pas, et j’en suis triste, répondit Amaury d’un ton de franchise qui rassura le Dignitaire.
– Et vous, le pays, reprit le Bon-soutien en s’adressant à Pierre Huguenin, quand on s’appelle l’Ami-du-trait, on est un savant modeste. Si nous avions su où vous prendre, nous vous aurions invité au concours; mais puisque vous témoignez par votre présence que vous n’avez point abandonné le saint Devoir de liberté, nous vous prions et vous engageons à vous mettre aussi sur les rangs. Nous n’avons pas beaucoup d’artistes de votre force.
– Je vous remercie cordialement, répondit Huguenin; mais je ne viens pas pour le concours. J’ai des engagements qui ne me permettent pas de séjourner ici. J’ai besoin d’aides, et je viens, au nom de mon père qui est Maître, pour embaucher ici deux compagnons.
– Peut-être pourriez-vous les embaucher et les envoyer à votre père à votre place. Quand il s’agit de l’honneur du Devoir de liberté, il est peu d’engagements qu’on ne puisse et qu’on ne veuille rompre.