En parlant ainsi, cette bonne femme m’embrassa sur la tête, et je sentis une larme de ses beaux yeux noirs tomber sur mon front. Je vivrais autant que le juif errant que je n’oublierais pas cela. Je sentis mon cœur se fondre de tendresse pour elle, et, je te l’avoue, pendant le reste de ce jour-là, je ne pensai presque plus à toi. J’avais toujours les yeux sur la Savinienne. Je suivais chacun de ses pas. Elle me permettait de l’aider aux soins de la maison, et le brave Savinien disait en me regardant faire: – Comme ce garçon est complaisant! quel bon enfant! quel cœur il a! – Savinien ne se doutait pas que dès ce jour-là j’étais son rival, l’amoureux de sa femme.
Il ne s’en douta jamais; et plus j’étais amoureux, plus il avait de confiance. Lui qui avait la cinquantaine, il ne pouvait sans doute pas s’imaginer qu’un enfant comme moi eût d’autres yeux pour la Savinienne que ceux d’un fils. Mais il oubliait que la Savinienne eût pu être sa fille, et qu’elle n’eût pas pu être ma mère. Cette Mère chérie vit bien l’état de mon cœur. Jamais je n’osai le lui dire; je sentais bien que cela eût été coupable, puisque Savinien était si bon pour moi. Et puis je savais combien elle est honnête. Il n’y aurait pas eu un seul compagnon, même parmi les plus hardis, qui se fût hasardé, fût-ce dans le vin, à lui manquer de respect. Mais je n’avais pas besoin de parler; mes yeux lui disaient malgré moi mon attachement. À peine avais-je fini ma journée que je courais chez la Mère, et j’arrivais toujours le premier. J’avais un amour et des soins pour ses enfants comme ceux d’une femme qui les aurait nourris. Dans ce temps-là elle sevrait son garçon. Elle fut malade, et ses cris l’empêchaient de reposer. Elle ne voulait pas le confier à sa servante, parce que Fanchon avait le sommeil dur, et l’eût mal soigné, malgré sa bonne volonté. Elle permit que je prisse l’enfant dans mon lit pendant les nuits. Je ne pouvais fermer l’œil; mais j’étais heureux de le bercer et de le promener dans mes bras autour de la chambre, en lui chantant la chanson de la poule qui pond un œuf d’argent pour les jolis marmots. Cela dura deux mois. La Mère était guérie, et le petit s’était habitué à dormir tranquillement avec moi. Quand elle voulut le reprendre, il ne voulut plus me quitter, et il a reposé dans mes bras tout le temps que j’ai passé ici. Je crois qu’il n’y a pas de lien plus tendre que celui d’une femme avec la personne qui aime son enfant et qui en est aimée. Nous étions comme frère et sœur, la Savinienne et moi. Quand elle me parlait, quand elle me regardait, il y avait dans sa voix et dans ses yeux la douceur du paradis, et je n’étais soucieux de rien, quoiqu’il y eût auprès de nous quelqu’un qui eût pu donner bien de l’inquiétude à Savinien et à moi. C’était Romanet le Bon-soutien, aujourd’hui Dignitaire. Quel bon cœur! quel brave compagnon encore que celui-là! Il aimait la Savinienne comme je l’aime, et je crois bien qu’il l’aimera toute sa vie. Dans ce temps-là, les affaires de Savinien étaient assez embarrassées. Il avait du crédit, mais pas d’argent; et il était obligé de payer chaque année une partie de ce qu’il avait emprunté sur parole pour acheter son fonds. Et comme il ne gagnait pas beaucoup (il était trop honnête homme pour cela), il voyait avec effroi arriver le moment où il serait obligé de céder son auberge à un autre. Si j’avais eu quelque chose, combien j’aurais été heureux de l’aider! Mais je ne possédais alors que le vêtement que j’avais sur le dos; et mes journées suffisaient à peine à m’acquitter envers Savinien, qui m’avait nourri et logé gratis dans les commencements. Romanet le Bon-soutien était dans une meilleure position. Il était riche. Il avait un héritage de plusieurs milliers d’écus. Il le vendit, et le mit dans les mains de Savinien, sans vouloir accepter de billets, ni recevoir d’intérêts, en lui disant qu’il le lui rendrait dans dix ans s’il ne pouvait faire mieux. Il a agi ainsi par amitié pour Savinien, je le veux bien; mais, sans rien ôter à son bon cœur, on peut bien deviner que la Savinienne entrait pour beaucoup dans le plaisir qu’il avait à faire cette bonne action. Le brave jeune homme n’en était que plus timide avec elle, et, comme moi, il se fût fait un crime de manquer au devoir de l’amitié envers son mari. Nous l’aimions donc tous les deux, et elle nous traitait tous les deux comme ses meilleurs amis. Mais Romanet, retenu par la modestie à cause de son bienfait, et demeurant en ville, la voyait moins souvent que moi. Enfin, quelle qu’en fût la cause, la Mère avait pour moi une préférence bien marquée. Elle vénérait le Bon-soutien comme un ange, mais elle me choyait comme son enfant; et il n’y avait pas quatre personnes plus unies et plus heureuses sur la terre que Savinien, sa femme, le Bon-soutien et moi.
Mais le temps vint enfin où il fallut m’éloigner. Les travaux de la préfecture étaient terminés, et l’ouvrage allait manquer pour le nombre des compagnons réunis à Blois. De jeunes compagnons arrivèrent; ce fut aux plus anciennement arrivés de leur grade à leur céder la place. J’étais de ce nombre. On décréta qu’on nous ferait la conduite et que l’on nous dirigerait sur Poitiers.
C’est alors que je m’aperçus de la force de mon sentiment. J’étais comme fou, et la douleur que j’éprouvais en apprit plus à la Savinienne que je n’aurais voulu lui en dire. C’est elle qui me donna la force d’obéir au Devoir en me parlant de son honneur et du mien; et, dans cette exhortation, il y eut des paroles échangées que nous ne pûmes pas reprendre après les avoir dites. Enfin, je partis le cœur brisé, et je n’ai jamais pu aimer ou même regarder une autre femme que la Savinienne. Je suis encore aujourd’hui aussi pur que le jour où tu quittais Blois, et où la Savinienne m’embrassait au front sous le manteau de la cheminée.
Pierre, attendri par le récit de cette passion naïve et vertueuse, promit à son ami de le servir dans ses amours, et s’engagea à ne pas quitter Blois sans avoir pénétré les desseins de la Savinienne et soulevé le voile qui cachait l’avenir du Corinthien.