– OK, j’ai fait calmement, hyper-pro, reste hyper-pro que je me disais sans discontinuer, dites-moi maintenant de quoi vous avez besoin, qu’on coupe au plus vite.
La fille a plongé son regard au fond du mien, une sorte d’innocence angélique qui se superposait avec perversité à la sexualité torride qu’elle dégageait, rien qu’en respirant.
– Je crois que j’ai besoin d’une nouvelle identité, elle a lâché, comme si elle m’annonçait qu’elle devait changer de voiture.
Mon sourire publicitaire “ Bienvenue-chez-Oshiro ” ne m’avait pas quitté mais j’ai jeté un coup d’ oeil éloquent à Youri. Fumier, ça disait, j’comprends pourquoi tu m’as rien dit avant le moment fatidique. J’ai vu que Youri avait parfaitement capté mon message silencieux, il a baissé la tête, après m’avoir envoyé son putain de regard de chien battu.
J’ai poussé un long soupir. J’aurais tué pour une bière.
Déjà, un vieux réflexe se remettait en branle, comme le panneau solaire d’un satellite après des années de panne.
Tous les plans secondaires, puis tertiaires, tous les points de détail se ramifiaient, le listing interminable de tous les problèmes que soulevaient sa simple question.
Je me suis ébroué en me maudissant, et en maudissant Youri, cette fille, et l’ensemble du système solaire.
Je me suis rappelé in extremis qu’il fallait y aller mollo, avec cette gonzesse, j’ai corrigé à la dernière seconde la formulation de ma question.
– Il faudrait que vous m’en disiez plus, Miss. Aujourd’hui, des identités factices, y en a des catalogues pleins. Vous voulez quoi? Du standard, pour les caisses d’hypermarchés et les terminaux bancaires? Ou de la vraie neuropuce authentifiée, avec code génétique et tout le bazar?…
Dakota Novotny a fait un petit geste furtif signifiant sans doute l’agacement.
– Je veux une véritable fausse identité. Neuropuce, code génétique, je m’en contrefiche, ce que vous voulez, mais quelque chose qui me permette de me deplacer, d’ouvrir un vrai compte et pas dépenser toute cette énergie inutile pour passer une vulgaire douane et…
Là, elle s’est coupée, mais j’étais déjà en train d’analyser le sens de ses paroles. J’ai mis l’allusion à l’énergie dépensée sur le compte de la fatigue, puis soudainement j’ai tilté.
Comment elle avait fait, la môme, pour franchir une frontière orbitale internationale, puis deux ou trois terrestres entre le Kazakhstan et Grenoble, si elle avait pas de carte d’identité, même pas une fausse copie bidon vendue sur les marchés noirs du Caire ou d’Alma Ata? J’ai pas voulu l’asticoter, alors j’ai mis ça dans une case avec une réponse provisoire “ papiers, vrais ou faux, perdus, volés ou détruits après l’arrivée sur Terre? ”. Je me suis recalé sur les rails.
– Je répète, donc, pour qu’on soit bien sur la même longueur d’onde: vous avez besoin d’une véritable carte de crédit-identité internationale, pouvant recevoir les comptes bancaires et les visas, avec neuropuce personnelle intégrée, code génétique, et hologramme de l’ONU?
La môme a fait une petite moue.
– Ça doit être ça, si vous le dites.
Elle s’est mise à feuilleter les pages du Life , comme si la conversation ne l’intéressait que de loin. Rester pro, je me suis dit, rester pro.
– Bon, j’ai fait, c’est possible. Mais ça demande un bon mois de délai. Et ça va douiller, j’vous préviens.
J’ai aperçu Youri du coin de l’oeil, il relevait vers moi un regard pleinde gratitude.
J’l’aurais tué sur place.
– Ça va… douiller ? a fait Dakota, vaguement intriguée.
Elle abandonnait le Life et l’assassinat de Kennedy, tout compte fait. Sa moue un peu boudeuse la rendait encore plus belle, plus sauvage.
– Ouais, j’ai répondu, ça va douiller. Ça va coûter un paquet de pognon.
– De l’argent? elle a demandé.
– Ouais, j’ai fait, beaucoup d’argent.
– Combien?
J’ai réfléchi rapidos. Hors de question de rebrancher une vieille connaissance, avec mon passé récent, ça risquait d’être pris comme une manoeuvre d’infiltration de bas étage, et les flics apprécieraient moyen, si jamais ils l’apprenaient de leur côté. Or tout se sait très vite dans la conurb. Ça voulait dire que j’allais devoir me taper le boulot, comme au bon vieux temps, mais encore plus clando qu’avant.
J’ai fermé les yeux et je crois que j’ai pas pu m’empêcher de rigoler doucement.
Quand je les ai réouverts, je suis tombé sur une paire d’étoiles qui me dévisageait avec circonspection.
– On verra plus tard, j’ai dit, on s’arrangera avec Youri… Y a tout un tas de trucs qu’il faut que j’arrange avec Youri.
J’ai plongé une derrière fois mes yeux dans les étoiles vertes, puis j’ai envoyé un regard explicite au Russkof. Youri comptait les alvéoles de sa vieilles pompes de sport.
Quand on l’avait quittée, Dakota s’était contentée de prendre un autre exemplaire de Life des années 60. J’avais l’impression d’avoir servi d’interlude entre la mort de Kennedy et celle de Marilyn Monroe.
On est remontés au rez-de-chaussée, Youri et moi, sans se dire un mot.
La nuit était bien avancée. Il faisait hyper-chaud.
Les constructeurs de la résidence n’avaient pas prévu que le climat deviendrait tropical, un jour dans ce pays, et il n’y avait pas de circuit de clim dans l’immeuble, à part de petits modules individuels, des trucs d’occase marchant à l’azote liquide et qui tombaient tout le temps en rideau, comme chez moi.
– Paie-moi une bière, enfant de salaud, que j’ai fait, en m’appuyant sur le bord du billard.
Youri a foncé au bar et nous a ramené deux copies vietnamiennes de Corona, avec le citron dans le goulot, la totale.
On a commencé à boire en se dirigeant vers la terrasse qui surplombait la vallée. “ La nuit était couleur télé câblée sur un canal mal réglé ” , la phrase d’introduction de Neuromancer , de William Gibson, le bouquin fétiche de tout pirate de la conurb, me revenait, comme une boucle de sampling. Le ciel était très exactement de cette couleur.
On s’est assis sur de vieux fauteuils déglingués, et on a contemplé le spectacle. J’ai avalé d’un coup la moitié de la Corona viet, et j’ai poussé un râle d’aise.
– Bien, j’ai commencé, on revient pas sur le malentendu initial, je croyais t’avoir dit un jour que je pouvais plus me lancer dans ce genre de conneries mais bon… (j’ai levé gentiment la main pour éviter qu’il m’interrompe, comme il s’apprêtait à le faire, avec sûrement une fausse excuse pourrie)… On passe… Maintenant t’imagines bien qu’il va falloir que je tienne mes engagements. Un mois, deux maxi… Et, bien sûr, t’as parfaitement conscience que j’suis plus en possession des kits du gang, les neurovirus, les langages de programmation-cerveau, le séquenceur de molécules fractales, le neuroPC Intel-Toshiba gonflé à mort, tout ça, mon pote, c’est au musée de la TechnoPol maintenant.
– Je sais bien, qu’il a fait tout doucement.
J’ai attaqué la seconde moitié de la bouteille, tout en louchant vers lui.
Il avait son expression habituelle, quand il est sur un truc qui le rend nerveux, par exemple quelque chose d’important qu’il sait, et que vous ne savez pas.
– Crache-moi le morceau, j’ai fait direct.
Il s’est dandiné sur le fauteuil, avec un petit sourire, et en envoyant des ondes de gratitude par tous les pores de la peau.
– J’peux avoir un kit complet, top-classe… J’ai une connexion avec une Triade…
J’ai étouffé un mauvais rire.
– Me fais pas rigoler.
Il s’est raidi.
– Je t’assure. Par les deux mômes, Pat et MC, des potes à eux qui trafiquent avec les gangs de Chinatown.
J’ai hoché la tête en silence.
Putain, je me disais, est-ce qu’on pouvait rêver plan plus pourri?
J’ai fait face à Youri. On rigolait plus maintenant.
– Ecoute-moi bien, je lui ai dit, on est plus en 2015, d’accord? Le plan Papy-fait-de-la-résistance, t’oublies… Alors j’ai juste besoin d’un neuroPC dernière génération, vierge et anonyme, avec les logiciels de base et un séquenceur de molécules standard. Tu t’occuperas d’aller acheter tout ça dans une vraie boutique, avec une vulgaire carte de paiement déplombée que je te filerais… Mais, nom de Dieu, tu me parles plus de tes coups foireux avec les Triades, bien compris?
J’ai bien vu qu’il morflait. J’y allais sans anesthésique. Fallait que je crève l’abcès.
– D’accord, merde?
– Ouais, d’accord, il a soufflé.
– Mets pas les mômes dans nos business merdeux. D’accord?
– Ouais, d’accord.
– Super! Maintenant, si tu nous ramenais deux autres bières, qu’on boive un coup, fait soif, non?
Quand on a eu nos deux nouvelles bières, je me suis tourné vers lui. On faisait face à la vallée, ça semblait s’étendre jusqu’à l’autre bout du monde.
J’ai avalé une large rasade de Corona viet.
– Maintenant qu’on a réglé tous ces petits détails, mon vieux, on va passer au gros morceau, j’ai lâché.
– Qu’est-ce tu veux dire?
– Que j’veux tout savoir sur la gonzesse qui lit des Life dans ta bibliothèque, bien sûr.
Dakota Novotny-Burroughs était le produit d’un des mélanges les plus subtils que pouvait encore engendrer cette putain de planète, comme me l’expliqua Youri.
Sa mère, tout d’abord, Jessica Ivanovna Novotny, était la fille d’une Palestinienne chrétienne de Gaza et d’un Russe d’lrkoutsk. Par cette ascendance elle avait du sang arabe et paraît-il français, d’une part, et russe avec un quartier bouriate, une ethnie sibérienne, d’autre part. Née au milieu des années 90, au Kazakhstan, près de Baïkonour, où son père travaille, la vocation d’ingénieur-astronaute de Jessica Novotny s’était déclarée très tôt, au sortir de l’enfance. A dix ans, c’est déjà une habituée des centrifugeuses et des simulateurs. A vingt-six ans, elle devient un des plus jeunes membres d’équipage jamais recensés sur les premières grandes stations internationales. En 2025, à l’âge de trente et un ans, elle est envoyée comme chef d’une équipe de pionniers de la nouvelle agence de l’ONU, pour l’agencement d’un train spatial en orbite circumlunaire.