3 L’ange de Lunokhod Junction
Il a poussé la porte, on est entrés et je n’ai d’abord vu que la salle de lecture, avec ses vieux fauteuils, ses tables basses encombrées de revues, et ses petites lampes à tungstène, volées sur des chantiers du THV Paris-Moscou en construction.
Mais mon regard accrochait déjà un fauteuil élimé au fond, près d’un des petits halos jaunes.
J’apercevais deux jambes gainées d’une matière noire et un exemplaire de Life des années 60 grand ouvert.
On s’est approchés et l’exemplaire de Life n’a pas bougé.
Puis, alors qu’on franchissait les derniers mètres, il s’est lentement rabaissé.
Le casque de cheveux noirs a révélé une jungle de boucles et de tresses sur un visage ovale, qui se refermait en triangle sur le menton, cachant à moitié les yeux derrière des mèches couleur de carbone pur. J’apercevais un nez droit, légèrement retroussé. Une peau mate, couleur de miel.
Je lui donnais d’instinct quelque chose comme une vingtaine d’années.
Le regard, fixé sur les colonnes du Life de la semaine du 22 novembre 1963, se releva, et je vis deux éclats gris-vert, veinés d’or, qui me jaugèrent, avec l’étonnement un peu condescendant d’un ange qui aurait bourlingué et qui en aurait vu d’autres. Deux grands yeux au dessin eurasien.
Je suis resté immobile, comme une statue, à côté de Youri.
L’exemplaire de Life est retombé sur ses genoux et j’ai pu détailler à loisir un buste fin comme une liane, un torse pas vraiment androgyne, moulé dans un T-shirt-combi orange et noir, un truc assez chic, en soie-coton composite, tissée par des bombyx transgéniques élevés en orbite. J’ai déjà vu ce genre de fringues, dans des parties hyper-branchées où m’invite parfois le fils du chef de la police de la ceinture sud, une espèce de jeune crétin fasciné par mes anciens exploits de pirate et ma reconversion au service de la loi.
Les yeux eurasiens se sont tournés vers Youri et un petit sourire a ourlé le bord de ses lèvres, une mimique interrogative.
– Dakota, a fait Youri, raide et empesé, je te présente Hughes Dantzik, dit “ HG ” pour les intimes (je me suis à fulminer direct), c’est la personne dont je t’ai parlée. Lui?, il pourra sûrement t’aider…
Les yeux se sont reposés sur moi.
J’ai tendu la main en avant, mécaniquement, un sourire stupide crispant mes mâchoires. Je commençais à suer, à me sentir nerveux, à avoir la gorge serrée sans savoir pourquoi, mais j’adorais ça, ces deux pupilles qui étincelaient comme les objectifs d’une caméra vivante.
La fille ne s’est pas levée. Elle a déplié vers moi une structure fluide et légère, fragile d’apparence, mais d’une tonicité à toute épreuve, comme sa poignée de main me le démontra.
Le contact de sa peau chaude et satinée m’a envoyé quelque chose qui s’apparentait vraiment à une décharge électrique.
Nos mains se relâchèrent, à mon grand regret, ses yeux m’évoquaient le mot émeraude, la pierre, bien sûr, mais aussi les jungles sud-américaines ou africaines qui lui servent d’écrin naturel.
La structure de son visage, la forme de ses yeux, de ses lèvres, la couleur de sa peau, la texture de ses cheveux, ses courbes félines, tout ça stimulait en moi des images étranges, faites de mélanges irrésistibles. Youri réembraya, sans que je puisse faire quoi que ce soit.
– Hughes, je te présente Dakota Novotny-Burroughs. Dakota est un cas un peu particulier… Elle vient de passer une rude épreuve et nul doute que tu pourras facilement l’aider… Voilà, j’ai bien connu ses parents, enfin, son père, à l’époque où t’étais encore sur les bancs du bahut… (Le pauvre Youri s’embourbait, mais je pouvais pas détacher mes yeux de la créature qu’il venait de nommer, ma langue était sèche comme une vieille éponge, et j’étais en train de me dire mais pourquoi que j’ai le palpitant qui s’affole comme un Geiger en pleine zone rouge?)
Youri continuait d’ânonner ses pénibles présentations:
– Voilà… Hier, un ami du CERN, qui vit à Grenoble… un physicien qui a travaillé sur Lagrange (voir fin du chapitre) , dans leur gros labo sur les rayonnements cosmiques… Bon… C’est un ami des parents de Dakota lui aussi… Donc, hier il m’a envoyé un message par le Net disant que Dakota arrivait par l’avion de nuit, qu’il ne pouvait pas continuer à l’abriter chez lui, avec sa femme, ses mômes et tout et tout…
Je reprenais pied dans le monde réel, luttant contre mes pulsions et contre le smart légèrement psychotrope de Youri. Fallait le stopper, pendant qu’il était encore temps.
– Dis-moi, Youri, j’ai fait d’un coup, qu’est-ce que tu dirais si la demoiselle s’expliquait elle-même, non, tu crois pas? (Sur le ton du type qui fait honnêtement de son mieux pour améliorer la situation.)
Je me suis légèrement raidi, creusant les reins, et rentrant le début de ceinture dû à la bière, j’ai regardé la fille en essayant de me tenir, fallait que j’arrête de la jouer collégien-en-chaleur.
La môme Novotny-Burroughs a émis comme un petit rire, un léger hoquet cristallin, elle regardait Youri, puis moi, l’air de ne vraiment pas y croire.
– Alors, j’ai fait, Miss Novotny-Burroughs? En quoi avez-vous besoin de mes services?… Et comment comptez-vous vous les offrir? j’ai stupidement rajouté, par volonté de revanche devant le piège fatal de sa beauté, qui avait failli m’engloutir.
Là j’ai vu direct que j’avais fait fausse route.
Son regard tropical s’est durci, devenant deux billes d’acier éclairées d’une lumière sauvage. Son petit sourire s’est figé et c’est avec le plus grand dédain qu’ elle s’est tournée vers Youri.
– La prochaine fois, Youri, amenez-moi quelqu’un de fréquentable.
L’exemplaire de Life s’est relevé, comme un paravent aux images de mort.
Je l’ai observée un instant sans réagir, puis je sais pas trop pourquoi, peut-être à cause du smart de Youri, je me suis surpris à éclater de rire.
– Merde, j’ai fait, en me tournant vers Youri, bon Dieu, où tu l’as dénichée, celle-là?
La fille m’observait assez froidement, par dessus la revue.
J’ai essayé de me sortir de la flaque sans trop de merde sur le costume.
Youri, à la fois peiné et furieux, ne savait plus comment rétablir la gîte du navire.
J’ai réfléchi une petite dizaine de secondes, en observant la môme du coin de l’oeil, et par-dessus les clichés de l’attentat de Dealey Plazza nos regards se sont croisés une ou deux fois. J’insistais jamais.
J’ai écarté tout sentiment d’agressivité compétitrice. J’avais joué, j’avais perdu. J’étais coincé. Je me suis débusqué.
– Qu’est-ce que vous proposez, mam’zelle? Vous êtes suffisamment dans la merde pour accepter les services d’un flic privé à la noix dans mon genre?
J’essayais de retenir le sourire que le smart psychotrope de Youri ne cessait de vouloir arquer. Pas trop jovial, quand même.
J’ai vu le joumal faire un petit mouvement vers le bas. Son visage s’est encadré dans l’ouverture. Elle me fixait sans aménité, mais avec une intensité qui me foudroyait à chaque fois.
Je sentais que j’étais passé au scanner, un scanner prodigieusement intelligent.
L’exemplaire de Life s’est encore abaissé, avant de s’étaler sur ses jambes. Elle a poussé comme un soupir et m’a toisé.
– Qu’est-ce que vous avez à vendre exactement, monsieur le flic privé pourvoyeur de services qui se monnayent durement?
J’ai affronté crânement son regard et je me suis mis à sourire. Putain de smart, je me disais, mes pupilles devaient briller comme des super-novae.
– Ça dépend principalement du genre… disons… de problèmes auxquels vous êtes confrontée (allez, essayer de raccorder sur le plan professionnel, après tout c’est pour ça que j’étais là).
Elle m’a regardé, l’air concentré de quelqu’un qui se remémore un vieux souvenir.
J’en ai profité pour jeter un coup d’oeil à Youri, qui semblait se calmer mais n’en menait pas large et se faisait tout petit dans un coin.
J’ai fait un geste dans sa direction et j’ai montré les deux fauteuils qui formaient un triangle avec le sien autour de la table basse.
– Vous permettez qu’on s’asseoie et qu’on mette tout ça au clair?
Elle m’a observé, son petit ourlet au coin des lèvres, a vaguement frémi. J’ai vu qu’elle prenait une décision, en la pesant minutieusement
– OK, elle a lâché, avec l’ombre d’un sourire.
Je me suis dit qu’on enterrait la hache de guerre, mais que pour une première rencontre on était pas passé loin.
Je me suis installé et j’ai tout fait pour respecter mon rôle de mec sérieux, à qui on la fait pas, le dur-à-cuire-de-chez-Oshiro. J’avais failli tout faire disjoncter à cause d’une vulgaire poussée de testostérone, fallait que j’assure. Je devais ça à Youri. Et à mon amour-propre.
– Bien, j’ai dit, écoutez… Le mieux, ce serait que vous me racontiez vous-même votre histoire, d’accord? Ensuite je vous dis ce que je peux faire, et ensuite comment le faire, et si ça coûtera de l’argent, et combien. Il est convenu d’avance que je ne prends pas d’honoraires, mais tout ce qui est illégal, ou disons “ aux marges de la loi ” a un prix, je préfère être clair d’entrée.
– Vous inquiétez pas pour l’argent, qu’ elle a répondu, avec un petit geste de dédain très féminin. Je trouverai bien ce qu’il faut.
Elle me fixait de son oeil vert-or qui revenait peu à peu à la chaleur végétale des premiers instants. Son visage se détendait. L’ourlet de son sourire s’accentuait un peu. J’étais sur la bonne voie, je me disais, vas-y, creuse le sillon.
Je me suis calé, en rêvant à une bonne bière.
– Bon, ben, je vous écoute, Miss.
Elle a déplié ses jambes et les a repliées dans l’autre sens, sous ses fesses. Son corps a ondulé comme une plante tropicale sous l’alizé. J’aurais voulu que ça dure des siècles. Elle a lâché un bref soupir.
– J’sais pas trop par où commencer… Je viens de la cité-anneau orbitale… J’ai débarqué sur l’astrodrome de Baïkonour y a une semaine. J’avais un billet en supersonique pour Munich, avec une correspondance pour Grenoble, je suis allé chez monsieur Grunz, et hier soir monsieur Grunz m’a envoyé ici…
Je la regardais sans trop y croire. C’était quoi ces conneries? Elle avait des emmerdes oui ou non?