On ne s’en tenait pas aux parties destinées à cet usage, on parcourait tout indistinctement, les endroits les plus opposés, les globes les plus délicats, rien n’échappait à la fureur de mon bourreau dont les titillations de volupté se modelaient sur les douloureux symptômes que recueillaient précieusement ses regards.

– Couchons-nous, me dit-il à la fin, en voilà peut-être trop pour toi, et certainement pas assez pour moi; on ne se lasse point de ce saint exercice, et tout cela n’est que l’image de ce qu’on voudrait réellement faire.

Nous nous mîmes au lit; Raphaël aussi libertin fut toujours aussi dépravé, et il me rendit toute la nuit l’esclave de ses criminels plaisirs. Je saisis un instant de calme où je crus le voir pendant ces débauches, pour le supplier de me dire si je devais espérer de pouvoir sortir un jour de cette maison.

– Assurément, me répondit Raphaël, tu n’y es entrée que pour cela; quand nous serons convenus tous les quatre de t’accorder ta retraite, tu l’auras très certainement.

– Mais, lui dis-je à dessein de tirer quelque chose de lui, ne craignez-vous pas que des filles plus jeunes et moins discrètes que je ne vous jure d’être toute ma vie, n’aillent quelquefois révéler ce qui s’est fait chez vous?

– Cela est impossible, dit le gardien.

– Impossible?

– Oh très certainement.

– Pourriez-vous m’expliquer…

– Non, c’est là notre secret, mais tout ce que je puis te dire, c’est que discrète ou non, il te sera parfaitement impossible de jamais rien révéler quand tu seras dehors, de ce qui s’est fait ici dedans.

Ces mots dits, il m’ordonna brutalement de changer de propos et je n’osai plus répliquer. A sept heures du matin, il me fit reconduire chez moi par le frère, et réunissant à ce qu’il m’avait dit ce que j’avais tiré d’Omphale, je pus me convaincre trop malheureusement sans doute qu’il n’était que trop sûr que les partis les plus violents se prenaient contre les filles qui quittaient la maison, et que si elles ne parlaient jamais, c’est qu’en les enfermant dans le cercueil on leur en ôtait tous moyens. Je frissonnai longtemps de cette terrible idée et parvenant à la dissiper enfin à force de la combattre par l’espoir, je m’étourdis comme mes compagnes.

En une semaine mes tournées furent faites et j’eus dans cet intervalle l’affreuse facilité de me convaincre des différents écarts, des diverses infamies tour à tour exercées par chacun de ces moines, mais chez tous comme chez Raphaël le flambeau du libertinage ne s’allumait qu’aux excès de la férocité, et comme si ce vice des cœurs corrompus dût être en eux l’organe de tous les autres, ce n’était jamais qu’en l’exerçant que le plaisir les couronnait.

Antonin fut celui dont j’eus le plus à souffrir; il est impossible de se figurer jusqu’à quel point ce scélérat portait la cruauté dans le délire de ses égarements. Toujours guidé par ces ténébreux écarts, eux seuls le disposaient à la jouissance, ils entretenaient ses feux lorsqu’il la goûtait et servaient seuls à la perfectionner quand elle était à son dernier période.

Étonnée malgré cela que les moyens qu’il employait ne parvinssent pas malgré leur rigueur à rendre féconde quelqu’une de ses victimes, je demandai à notre doyenne comment il parvenait à s’en préserver.

– En détruisant sur-le-champ lui-même, me dit Omphale, le fruit que son ardeur fourra; dès qu’il s’aperçoit de quelque progrès, il nous fait avaler trois jours de suite six grands verres d’une certaine tisane qui ne laisse le quatrième jour aucun vestige de son intempérance; cela vient d’arriver à Cornélie, cela m’est arrivé trois fois, et il n’en résulte aucun inconvénient pour notre santé, au contraire il semble que l’on s’en porte beaucoup mieux après. Au reste il est le seul comme tu vois, continua ma compagne, avec lequel ce danger soit à craindre; l’irrégularité des désirs de chacun des autres ne nous laisse rien à redouter.

Alors Omphale me demanda s’il n’était pas vrai que de tous, Clément fût celui dont j’eusse moins à me plaindre.

– Hélas, répondis-je, au milieu d’une foule d’horreurs et d’impuretés qui tantôt dégoûtent et tantôt révoltent, il m’est bien difficile de dire quel est celui qui me fatigue le moins; je suis excédée de tous, et je voudrais déjà être dehors quel que soit le sort qui m’attend.

– Mais il serait possible que tu fusses bientôt satisfaite, continua Omphale, tu n’es venue ici que par hasard, on ne comptait point sur toi; huit jours avant ton arrivée, on venait de faire une réforme, et jamais on ne procède à cette opération qu’on ne soit sûr du remplacement. Ce ne sont pas toujours eux-mêmes qui font les recrues; ils ont des agents bien payés et qui les servent avec chaleur; je suis presque sûre qu’au premier moment il en va venir une nouvelle, ainsi tes souhaits pourraient être accomplis. D’ailleurs nous voilà à la veille de la fête; rarement cette époque échoit sans leur rapporter quelque chose; ou ils séduisent des jeunes filles par le moyen de la confession, ou ils en enferment quelqu’une, mais il est rare qu’à cet événement, il n’y ait pas toujours quelque poulette de croquée.

Elle arriva enfin, cette fameuse fête; croiriez-vous, madame, à quelle impiété monstrueuse se portèrent ces moines à cet événement? Ils imaginèrent qu’un miracle visible doublerait l’éclat de leur réputation, et en conséquence ils revêtirent Florette, la plus petite et la plus jeune de nous, de tous les ornements de la vierge, l’attachèrent par le milieu du corps au moyen de cordons qui ne se voyaient pas et lui ordonnèrent de lever les bras avec componction vers le ciel quand on y lèverait l’hostie. Comme cette malheureuse petite créature était menacée du traitement le plus cruel si elle venait à dire un seul mot, ou à manquer son rôle, elle s’en tira du mieux qu’elle put et la fraude eut tout le succès qu’on en pouvait attendre; le peuple cria au miracle, laissa de fiches offrandes à la vierge et s’en retourna plus convaincu que jamais de l’efficacité des grâces de cette mère céleste.

Nos libertins voulurent pour parfaire leur impiété que Florette parût au souper dans les mêmes vêtements qui lui avaient attiré tant d’hommages, et chacun d’eux enflamma ses odieux désirs à la soumettre sous ce costume à l’irrégularité de ses caprices. Irrités de ce premier crime, les monstres ne s’en tinrent pas là; ils l’étendirent ensuite nue, à plat ventre sur une grande table, ils allumèrent des cierges, ils placèrent l’image de notre sauveur à sa tête et osèrent consommer sur les reins de cette malheureuse le plus redoutable de nos mystères. Je m’évanouis à ce spectacle horrible, il me fut impossible de le soutenir. Raphaël, voyant cela, dit que pour m’y apprivoiser il fallait que je servisse d’autel à mon tour. On me saisit, on me place au même lieu que Florette et l’infâme Italien, avec des épisodes bien plus atroces et bien autrement sacrilèges, consomme sur moi la même horreur qui venait de s’exercer sur ma compagne. On me retira de là sans mouvement, il fallut me porter dans ma chambre où je pleurai trois jours de suite en larmes bien amères le crime horrible où j’avais servi malgré moi… Ce souvenir déchire encore mon cœur, madame, je n’y pense point sans verser des pleurs; la religion est en moi l’effet du sentiment, tout ce qui l’offense ou l’outrage fait jaillir le sang de mon cœur.

Cependant il ne nous parut pas que la nouvelle compagne que nous attendions fût prise dans le concours de peuple qu’avait attiré la fête; peut-être cette recrue eut-elle lieu dans l’autre sérail, mais rien n’arriva chez nous. Tout se soutint ainsi quelques semaines; il y en avait déjà six que j’étais dans cette odieuse maison, quand Raphaël entra vers les neuf heures un matin dans notre tour. Il paraissait très enflammé, une sorte d’égarement se peignait dans ses regards; il nous examina toutes, nous plaça l’une après l’autre dans son attitude chérie, et s’arrêta particulièrement à Omphale. Il reste plusieurs minutes à la contempler dans cette posture, il s’agite sourdement, il se livre à quelqu’une de ses fantaisies de choix, mais ne consomme rien… Ensuite la faisant relever, il la fixe quelque temps avec des yeux sévères et la férocité peinte sur les traits:

– Vous nous avez assez servi, lui dit-il enfin, la société vous réforme, je vous apporte votre congé; préparez-vous, je viendrai vous chercher moi-même à l’entrée de la nuit.

Cela dit, il l’examine encore avec le même air et sort brusquement de la chambre.

Dès qu’il fut dehors, Omphale se jeta dans mes bras:

– Ah, me dit-elle en pleurs, voilà l’instant que j’ai craint autant que désiré… que vais-je devenir, grand Dieu!

Je fis tout ce que je pus pour la calmer, mais rien n’y parvint; elle me jura par les serments les plus expressifs de tout mettre en usage pour nous délivrer, et pour porter plainte contre ces traîtres si l’on lui en laissait les moyens, et la façon dont elle me le promit ne me laissa pas douter d’un moment, qu’elle le ferait ou que très certainement la chose était impossible. La journée se passa comme à l’ordinaire, et vers six heures, Raphaël remonta lui-même.

– Allons, dit-il brusquement à Omphale, êtes-vous prête?

– Oui, mon père.

– Partons, partons promptement.

– Permettez que j’embrasse mes compagnes.

– Bon, bon, cela est inutile, dit le moine en la tirant par le bras, on vous attend, suivez-moi.