– Venez, belle infortunée, dit alors M. de Corville à Justine qu’il retrouve encore dans les bras de sa sœur, venez, tout vient de changer pour vous dans un quart d’heure; il ne sera pas dit que vos vertus ne trouveront pas leur récompense ici bas, et que vous ne rencontriez jamais que des âmes de fer… suivez-moi, vous êtes ma prisonnière, ce n’est plus que moi qui réponds de vous.

Et M. de Corville explique alors en peu de mots tout ce qu’il vient de faire…

– Homme respectable autant que chéri, dit Mme de Lorsange en se précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau trait que vous avez fait de vos jours. C’est à celui qui connaît véritablement le cœur de l’homme et l’esprit de la loi, à venger l’innocence opprimée, à secourir l’infortune accablée par le sort… Oui, la voilà… la voilà, votre prisonnière… va, Justine, va… cours baiser à l’instant les pas de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera point comme les autres… ô monsieur, si les liens de l’amour m’étaient précieux avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, embellis par les nœuds de la nature, resserrés par la plus tendre estime!

Et ces deux femmes embrassaient à l’envi les genoux d’un si généreux ami et les arrosaient de leurs pleurs. On partit.

M. de Corville et Mme de Lorsange s’amusaient excessivement de faire passer Justine de l’excès du malheur au comble de l’aisance et de la prospérité; ils la nourrissaient avec délices des mets les plus succulents, ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux, ils y mettaient enfin toute la délicatesse qu’il était possible d’attendre de deux âmes sensibles… On lui fit faire des remèdes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l’embellit; elle était l’idole des deux amants, c’était à qui des deux lui ferait plus tôt oublier ses malheurs. Avec quelques soins un excellent artiste se chargea de faire disparaître cette marque ignominieuse, fruit cruel de la scélératesse de Rodin.

Tout répondait aux vœux de Mme de Lorsange et de son délicat amant; déjà les traces de l’infortune s’effaçaient du front charriant de l’aimable Justine… déjà les grâces y rétablissaient leur empire; aux teintes livides de ses joues d’albâtre succédaient les roses du printemps; le rire effacé depuis si longtemps de ces lèvres y reparut enfin sur l’aile des plaisirs.

Les meilleures nouvelles arrivaient de Paris, M. de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle de M. S. qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Justine et pour lui rendre une tranquillité qui lui était aussi bien due… Des lettres du roi arrivèrent enfin, qui purgeant Justine de tous les procès qui lui avaient été injustement intentés depuis son enfance, lui rendaient le titre d’honnête citoyenne, imposaient à jamais silence à tous les tribunaux du royaume qui avaient comploté contre cette malheureuse, et lui accordaient douze cents livres de pension sur les fonds saisis dans l’atelier des faux-monnayeurs du Dauphiné. Peu s’en fallut qu’elle n’expirât de joie en apprenant d’aussi flatteuses nouvelles; elle en versa plusieurs jours de suite des larmes bien douces dans le sein de ses protecteurs, lorsque tout à coup son humeur changea sans qu’il fût possible d’en deviner la cause. Elle devint sombre, inquiète, rêveuse, quelquefois elle pleurait au milieu de ses amis sans pouvoir elle-même expliquer le sujet de ses larmes.

– Je ne suis pas née pour un tel comble de bonheur, disait-elle quelquefois à Mme de Lorsange… oh ma chère sœur, il est impossible qu’il puisse durer.

On avait beau lui représenter que toutes ses affaires étant finies, elle ne devait plus avoir aucune sorte d’inquiétude; l’attention que l’on avait eue de ne point parler dans les mémoires qui avaient été faits pour elle d’aucun des personnages avec lesquels elle avait été compromise et dont le crédit pouvait être à redouter, ne pouvait que la calmer encore; cependant rien n’y parvenait, on eût dit que cette pauvre fille, uniquement destinée au malheur et sentant la main de l’infortune toujours suspendue sur sa tête, prévît déjà le dernier coup dont elle allait être écrasée. Mme de Lorsange habitait encore la campagne; on était sur la fin de l’été, on projetait une promenade qu’un orage affreux qui se fourrait, paraissait devoir déranger; l’excès de la chaleur avait contraint de laisser tout ouvert dans le salon.

L’éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent avec impétuosité, des coups de tonnerre affreux se font entendre. Mme de Lorsange effrayée… Mme de Lorsange qui craint horriblement le tonnerre, supplie sa sœur de feutrer tout le plus promptement qu’elle pourra; M. de Corville rentrait en ce moment; Justine, empressée de calmer sa sœur, vole à une fenêtre, elle veut lutter une minute contre le vent qui la repousse, à l’instant un éclat de foudre la renverse au milieu du salon et la laisse sans vie sur le plancher.

Mme de Lorsange jette un cri lamentable… elle s’évanouit;

M. de Corville appelle au secours, les soins se divisent, on rappelle Mme de Lorsange à la lumière, mais la malheureuse Justine était frappée de façon à ce que l’espoir même ne pouvait plus subsister pour elle. La foudre était entrée par le sein droit, elle avait brûlé la poitrine, et était ressortie par sa bouche, en défigurant tellement son visage qu’elle faisait horreur à regarder. M. de Corville voulut la faire emporter à l’instant. Mme de Lorsange se lève avec l’air du plus grand calme et s’y oppose.

– Non, dit-elle à son amant, non, laissez-la sous mes regards un instant, j’ai besoin de la contempler pour m’affermir dans la résolution que je viens de prendre; écoutez-moi, monsieur, et ne vous opposez point surtout au parti que j’adopte et dont rien au monde ne pourra me distraire à présent. Les malheurs inouïs qu’éprouve cette malheureuse, quoiqu’elle ait toujours respecté la vertu, ont quelque chose de trop extraordinaire, monsieur, pour ne pas m’ouvrir les yeux sur moi-même; ne vous imaginez pas que je m’aveugle sur ces fausses lueurs de félicité dont nous avons vu jouir dans le cours de ces aventures les scélérats qui l’ont tourmentée. Ces caprices du sort sont des énigmes de la providence qu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous séduire; la prospérité du méchant n’est qu’une épreuve où la providence nous met, elle est comme la foudre dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l’atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu’elle éblouit… En voilà l’exemple sous nos yeux; les calamités suivies, les malheurs effrayants et sans interruption de cette fille infortunée sont un avertissement que l’Éternel me donne de me repentir de mes travers, d’écouter la voix de mes remords et de me jeter enfin dans ses bras.

Quel traitement dois-je craindre de lui, moi… dont les crimes vous feraient frémir, s’ils étaient connus de vous… moi dont le libertinage, l’irréligion… l’abandon de tous principes ont marqué chaque instant de la vie… à quoi devrais-je m’attendre, puisque c’est ainsi qu’est traitée celle qui n’eut pas une seule erreur volontaire à se reprocher de ses jours… Séparons-nous, monsieur, il en est temps… aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, et trouvez bon que j’aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l’être suprême les infamies dont je me suis souillée. Ce coup affreux pour moi était néanmoins nécessaire à ma conversion dans cette vie, et au bonheur que j’ose espérer dans l’autre; adieu, monsieur, vous ne me verrez jamais. La dernière marque que j’attends de votre amitié est de ne faire même aucune sorte de perquisition pour savoir ce que je suis devenue; je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire, puissent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, passer les malheureuses années qui me restent, me permettre de vous y revoir un jour. Mme de Lorsange quitte aussitôt la maison, elle fait atteler une voiture, prend quelques sommes avec elle, laisse tout le reste à M. de Corville en lui indiquant des legs pieux, et vole à Paris où elle entre aux carmélites dont au bout de très peu d’années elle devient le modèle et l’exemple, autant par sa grande piété que par la sagesse de son esprit et l’extrême régularité de ses mœurs. M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emplois de sa patrie, n’en est honoré que pour faire à la fois le bonheur du peuple, la gloire de son souverain et la fortune de ses amis. ô vous qui lirez cette histoire, puissiez-vous en tirer le même profit que cette femme mondaine et corrigée, puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et que si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer dans le ciel une plus flatteuse récompense.

Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1787.