Accoutumée depuis si longtemps à la calomnie, à l’injustice et au malheur, faite depuis mon enfance à ne me livrer à un sentiment quelconque de vertu qu’assurée d’y trouver des épines, ma douleur fut plus stupide que déchirante et je pleurai plus que je ne me plaignis. Cependant comme il est naturel à la créature souffrante de chercher tous les moyens possibles de se tirer de l’abîme où son infortune la plonge, le père Antonin me vint dans l’esprit; quelque médiocre secours que j’en espérasse, je ne me refusai point à l’envie de le voir, je le demandai. Comme il ne savait pas qui pouvait le désirer, il parut, il affecta de ne me point reconnaître; alors je dis au concierge qu’il était possible qu’il ne se ressouvînt pas de moi, n’ayant dirigé ma conscience que fort jeune, mais qu’à ce titre je demandais un entretien secret avec lui; on y consentit de part et d’autre. Dès que je fus seule avec ce moine, je me jetai à ses pieds et le conjurai de me sauver de la cruelle position où j’étais; je lui prouvai mon innocence, et je ne lui cacha pas que les mauvais propos qu’il m’avait tenus deux jours avant, avaient indisposé contre moi la personne à laquelle j’étais recommandée et qui se trouvait maintenant ma partie adverse. Le moine m’écouta avec beaucoup d’attention, et à peine eus-je fini:

– Écoute, Sophie, me dit-il, et ne t’emporte pas à ton ordinaire sitôt que l’on enfreint tes maudits préjugés; tu vois où t’ont conduite tes principes, tu peux maintenant te convaincre à l’aise qu’ils n’ont jamais servi qu’à te plonger d’abîmes en abîmes, cesse donc de les suivre une fois dans ta vie si tu veux qu’on sauve tes jours. Je ne vois qu’un seul moyen pour y réussir; nous avons un de nos pères ici proche parent du gouverneur et de l’intendant, je le préviendrai; dis que tu es sa nièce, il te réclamera à ce titre, et sur la promesse de te mettre au couvent pour toujours, je suis persuadé qu’il empêchera la procédure d’aller plus loin. Dans le fait tu disparaîtras, il te remettra dans mes mains et je me chargerai du soin de te cacher jusqu’à ce que de nouvelles circonstances me permettent de te rendre ta liberté, mais tu seras à moi pendant cette détention; je ne te le cèle pas, esclave asservie de mes caprices, tu les assouviras tous sans réflexion, tu m’entends, Sophie, tu me connais, choisis donc entre ce parti ou l’échafaud et ne fais pas attendre ta réponse.

– Allez, mon père, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monstre d’oser abuser aussi cruellement de ma situation pour me placer ainsi entre la mort et l’infamie; sortez, je saurai mourir innocente, et je mourrai du moins sans remords.

Ma résistance enflamme ce scélérat, il ose me montrer à quel point ses passions se trouvent irritées; l’infâme, il ose concevoir les caresses de l’amour au sein de l’horreur et des chaînes, sous le glaive même qui m’attend pour me frapper.

Je veux fuir, il me poursuit, il me renverse sur la malheureuse paille qui me sert de lit, et s’il n’y consomme entièrement son crime, il m’en couvre au moins de traces si funestes qu’il ne m’est plus possible de ne pas croire à l’abomination de ses desseins.

– Écoutez, me dit-il en se rajustant, vous ne vouiez pas que je vous sois utile; à la bonne heure, je vous abandonne, je ne vous servirai ni ne vous nuirai, mais si vous vous avisez de dire un seul mot contre moi, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’instant tout moyen de pouvoir jamais vous défendre; réfléchissez-y bien avant de parler, et saisissez l’esprit de ce que je vais dire au geôlier, ou j’achève à l’instant de vous écraser.

Il frappe, le concierge entre:

– Monsieur, lui dit ce scélérat, cette bonne fille se trompe, elle a voulu parler d’un père Antonin qui est à Bordeaux, je ne la connais ni ne l’ai jamais connue; elle m’a prié d’entendre sa confession, je l’ai fait, vous connaissez nos lois, je n’ai donc rien à dire, je vous salue l’un et l’autre et serai toujours prêt à me représenter quand on jugera mon ministère important.

Antonin sort en disant ces mots, et me laisse aussi stupéfaite de sa fourberie que confondue de son insolence et de son libertinage.

Rien ne va vite en besogne comme les tribunaux inférieurs; presque toujours composés d’idiots, de rigoristes imbéciles ou de brutaux fanatiques, à peu près sûrs que de meilleurs yeux corrigeront leurs stupidités, rien ne les arrête aussitôt qu’il s’agit d’en faire. Je fus donc condamnée tout d’une voix à la mort par huit ou dix courtauds de boutique composant le respectable tribunal de cette ville de banqueroutiers et conduite sur-le-champ à Paris pour la confirmation de ma sentence. Les réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrent achever alors de déchirer mon cœur.

Sous quelle étoile fatale faut-il que je sois née, me dis-je, pour qu’il me soit devenu impossible de concevoir un seul sentiment de vertu qui n’ait été aussitôt suivi d’un déluge de maux, et comment se peut-il que cette providence éclairée dont je me plais d’adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m’ait en même temps offert aussitôt au pinacle ceux qui m’écrasaient de leurs vices? Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre un vol, je le refuse, il s’enrichit et je suis à la veille d’être pendue. Des fripons veulent me violer dans un bois parce que je refuse de les suivre, ils prospèrent et moi je tombe dans les mains d’un marquis débauché qui me donne cent coups de nerf de bœuf pour ne vouloir pas empoisonner sa mère. Je vais de là chez un chirurgien à qui j’épargne un crime exécrable, le bourreau pour récompense me mutile, me marque et me congédie; ses crimes se consomment sans doute, il fait sa fortune et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l’être suprême dont je reçois autant de malheurs, le tribunal auguste où j’espère me purifier dans l’un de nos plus saints mystères, devient l’affreux théâtre de mon déshonneur et de mon infamie; le monstre qui m’abuse et qui me flétrit s’élève à l’instant aux plus grands honneurs, pendant que je retombe dans l’abîme affreux de ma misère. Je veux soulager un pauvre, il me vole.

Je secours un homme évanoui, le scélérat me fait tourner une roue comme une bête de somme, il m’accable de coups quand les forces me manquent, toutes les faveurs du sort viennent le combler et je suis prête à perdre mes jours pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau crime, je reperds une seconde fois le peu de biens que je possède pour sauver la fortune de sa victime et pour la préserver du malheur; cet infortuné veut m’en récompenser de sa main, il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dans un incendie pour sauver un enfant qui ne m’appartient pas, me voilà pour la troisième fois sous le glaive de Thémis. J’implore la protection d’un malheureux qui m’a flétrie, j’ose espérer de le trouver sensible à l’excès de mes maux, c’est au nouveau prix de mon déshonneur que le barbare m’offre des secours… ô providence, m’est-il enfin permis de douter de ta justice et de quels plus grands fléaux eussé-je donc été accablée, si à l’exemple de mes persécuteurs, j’eusse toujours encensé le vice? Telles étaient, madame, les imprécations que j’osais malgré me permettre… qui m’étaient arrachées par l’horreur de mon sort, quand vous avez daigné laisser tomber sur moi un regard de pitié et de compassion… Mille excuses, madame, d’avoir abusé aussi longtemps de votre patience, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos, c’est tout ce que nous recueillerons l’une et l’autre du récit de ces cruelles aventures.

L’astre se lève, mes gardes vont m’appeler, laissez-moi courir à la mort; je ne la redoute plus, elle abrégera mes tourments, elle les finira; elle n’est à craindre que pour l’être fortuné dont les jours sont purs et sereins, mais la malheureuse créature qui n’a pressé que des couleuvres, dont les pieds sanglants n’ont parcouru que des épines, qui n’a connu les hommes que pour les haïr, qui n’a vu le flambeau du jour que pour le détester, celle à qui ses cruels revers ont enlevé parents, fortune, secours, protection, amis, celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pour s’abreuver et des tribulations pour se nourrir… celle-là, dis-je, voit avancer la mort sans frémir, elle la souhaite comme un port assuré où la tranquillité renaîtra pour elle dans le sein d’un dieu trop juste pour permettre que l’innocence avilie et persécutée sur la terre ne trouve pas un jour dans le ciel la récompense de ses larmes.

L’honnête M. de Corville n’avait point entendu ce récit sans en être prodigieusement ému; pour Mme de Lorsange, en qui (comme nous l’avons dit) les monstrueuses erreurs de sa jeunesse n’avaient point éteint la sensibilité, elle était prête à s’en évanouir.

– Mademoiselle, dit-elle à Sophie, il est difficile de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt… mais faut-il vous l’avouer, un sentiment inexplicable, plus vif encore que celui que je viens de vous peindre, m’entraîne invinciblement vers vous, et fait mes propres maux des vôtres. vous m’avez déguisé votre nom, Sophie, vous m’avez caché votre naissance, je vous conjure de m’avouer votre secret; ne vous imaginez pas que ce soit une vaine curiosité qui m’engage à vous parler ainsi; si ce que je soupçonne était vrai… ô Justine, si vous étiez ma sœur!

– Justine… madame, quel nom!

– Elle aurait votre âge aujourd’hui.

– ô Juliette, est-ce toi que j’entends, dit la malheureuse prisonnière en se précipitant dans les bras de Mme de Lorsange… toi, ma sœur, grand Dieu… quel blasphème j’ai fait, j’ai douté de la providence… ah, je mourrai bien moins malheureuse, puisque j’ai pu t’embrasser encore une fois!

Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l’une de l’autre, ne s’exprimaient plus que par leurs sanglots, ne s’entendaient plus que par leurs larmes… M. de Corville ne put retenir les siennes, et voyant bien qu’il lui était impossible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il sortit sur-le-champ et passa dans un cabinet, il écrivit au garde des Sceaux, il peignit en traits de sang l’horreur du sort de l’infortunée Justine, il se rendit garant de son innocence, demanda jusqu’à l’éclaircissement du procès que la prétendue coupable n’eût que son château pour prison et s’engagea à la représenter au premier ordre du chef souverain de la justice. Sa lettre écrite, il en charge les deux cavaliers, il se fait connaître à eux, il leur ordonne de porter à l’instant sa lettre et de revenir prendre leur prisonnière chez lui, s’il en reçoit l’ordre du chef de la magistrature; ces deux hommes qui voient à qui ils ont affaire ne craignent point de se compromettre en obéissant, cependant une voiture avance…