Dans aucune circonstance de ma vie les sentiments de religion ne m’avaient abandonnée; méprisant les vains sophismes des esprits forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’une feutre persuasion, je leur opposais ma conscience et mon cœur, et trouvais au moyen de l’une et de l’autre tout ce qu’il fallait pour y répondre. Forcée quelquefois par mes malheurs de négliger mes devoirs de piété, je réparais ces torts aussitôt que j’en trouvais l’occasion. Je venais de partir d’Auxerre le 7 de juin, je n’en oublierai jamais l’époque, j’avais fait environ deux lieues et la chaleur commençant à me gagner, je résolus de monter sur une petite éminence couverte d’un bouquet de bois, un peu éloignée du chemin vers la gauche, à dessein de m’y rafraîchir et d’y sommeiller une couple d’heures, à moins de frais que dans une auberge et plus de sûreté que sur le grand chemin. Je monte et m’établis au pied d’un chêne, où après un déjeuner frugal composé d’un peu de pain et d’eau, je me livre aux douceurs du sommeil; j’en jouis plus de deux heures avec tranquillité.

En me réveillant, je me plus à contempler le paysage qui s’offrait à moi, toujours sur la gauche du chemin; du milieu d’une forêt qui s’étendait à perte de vue, je crus voir à plus de trois lieues de moi, un petit clocher s’élever modestement dans l’air.

– Douce solitude, me dis-je, que ton séjour me fait envie! ce doit être là l’asile de quelques religieuses ou de quelques saints solitaires, uniquement occupés de leurs devoirs, entièrement consacrés à la religion, éloignés de cette société pernicieuse où le crime luttant sans cesse contre l’innocence, vient toujours à bout d’en triompher; je suis sûre que toutes les vertus doivent habiter là.

J’étais occupée de ces réflexions, lorsqu’une jeune fille de mon âge, gardant quelques moutons sur ce plateau, s’offrit tout à coup à ma vue; je l’interrogeai sur cette habitation, elle me dit que ce que je voyais était un couvent de récollets, occupé par quatre solitaires, dont rien n’égalait la religion, la continence et la sobriété.

– On y va, me dit cette fille, une fois par an, en pèlerinage pour une vierge miraculeuse dont les gens pieux obtiennent tout ce qu’ils veulent.

Émue du désir d’aller aussitôt implorer quelques secours aux pieds de cette sainte mère de Dieu, je demandai à cette fille si elle voulait venir avec moi; elle me dit que cela lui était impossible, que sa mère l’attendait incessamment chez elle, mais que la route était facile, elle me l’indiqua et me dit que le père gardien, le plus respectable et le plus saint des hommes, non seulement me recevrait à merveille, mais m’offrirait même des secours, si j’étais dans le cas d’en avoir besoin.

– On le nomme le révérend père Raphaël, continua cette fille, il est Italien, mais il a passé sa vie en France, il se plaît dans cette solitude et il a refusé du pape dont il est parent plusieurs excellents bénéfices; c’est un homme d’une grande famille, doux, serviable, plein de zèle et de piété, âgé d’environ cinquante ans et que tout le monde regarde comme un saint dans le pays.

Le récit de cette bergère m’ayant enflammée davantage encore, il me devint impossible de résister au désir que j’avais d’aller en pèlerinage à ce couvent et d’y réparer par le plus d’actes pieux que je pourrais toutes les négligences dont j’étais coupable. Quelque besoin que j’aie moi-même de charités, j’en fais à cette fille, et me voilà dans la route de Sainte Made-des-Bois, c’était le nom du couvent où je me dirigeais.

Quand je me retrouvai dans la plaine, je n’aperçus plus le clocher, et n’eus pour me guider que la forêt; je n’avais point demandé à mon instructrice combien il y avait de lieues de l’endroit où je l’avais trouvée jusqu’à ce couvent et je m’aperçus bientôt que l’éloignement était bien autre que l’estimation que j’en avais faite. Mais rien ne me décourage, j’arrive au bord de la forêt, et voyant qu’il me reste encore assez de jour, je me détermine à m’y enfoncer, à peu près sûre d’arriver au couvent avant la nuit… Cependant aucune trace humaine ne s’offrit à mes yeux, pas une maison, et pour tout chemin un sentier très peu battu que je suivais à tout hasard. J’avais au moins fait cinq lieues depuis la colline où j’avais cru que trois au plus devaient me rendre à ma destination, et je ne voyais encore rien s’offrir, lorsque le soleil étant prêt à m’abandonner, j’entendis enfin le son d’une cloche à moins d’une lieue de moi. Je me dirige vers le bruit, je me hâte, le sentier s’élargit un peu… et au bout d’une heure de chemin depuis l’instant où j’ai entendu la cloche, j’aperçois enfin quelques haies et bientôt après le couvent. Rien de plus agreste que cette solitude; aucune habitation ne l’avoisinait, la plus prochaine était à plus de six lieues, et de toute part il y avait au moins trois lieues de forêts; elle était située dans un fond, il m’avait fallu beaucoup descendre pour y arriver, et telle était la raison qui m’avait fait perdre le clocher de vue dès que je m’étais trouvée dans la plaine. La cabane d’un frère jardinier touchait aux murs de l’asile intérieur, et c’était là qu’on s’adressait avant que d’entrer. Je demande à ce saint ermite s’il est permis de parler au père gardien… il me demande ce que je lui veux… je lui fais entendre qu’un devoir de religion… qu’un vœu m’attire dans cette retraite pieuse et que je serai bien consolée de toutes les peines que j’ai prises pour y parvenir, si je peux me jeter un instant aux pieds de la vierge et du saint directeur dans la maison duquel habite cette miraculeuse image. Le frère, m’ayant offert de me reposer, pénètre aussitôt dans le couvent et comme il faisait déjà nuit, et que les pères étaient, disait-il, à souper, il fut quelque temps avant que de revenir. Il reparaît enfin avec un religieux:

– Voilà le père Clément, mademoiselle, me dit le frère, c’est l’économe de la maison, il vient voir si ce que vous désirez vaut la peine que l’on interrompe le père gardien.

Le père Clément était un homme de quarante-cinq ans, d’une grosseur énorme, d’une taille gigantesque, d’un regard farouche et sombre, le son de voix dur et rauque, et dont l’abord me fit frémir bien plus qu’il ne me consola… Un tremblement involontaire me saisit alors, et sans qu’il me fût possible de m’en défendre, le souvenir de tous mes malheurs passés vint s’offrir à ma mémoire.

– Que voulez-vous, me dit ce moine assez durement, est-ce là l’heure de venir dans une église? vous avez bien l’air d’une aventurière.

– Saint homme, dis-je en me prosternant, j’ai cru qu’il était toujours temps de se présenter à la maison de Dieu; j’accours de bien loin pour m’y rendre, pleine de ferveur et de dévotion, je demande à me confesser s’il est possible, et quand ma conscience vous sera connue, vous verrez si je suis digne ou non de me prosterner aux pieds de l’image miraculeuse que vous conservez dans votre sainte maison.

– Mais ce n’est pas trop l’heure de se confesser, dit le moine en se radoucissant; où passerez-vous la nuit? nous n’avons point d’endroit pour vous loger; il valait mieux venir le matin.

A cela je lui dis toutes les raisons qui m’en avaient empêchée, et sans me répondre davantage il fut rendre compte au gardien. Quelques minutes après j’entendis qu’on ouvrit l’église, et le père gardien, s’avançant lui-même à moi vers la cabane du jardinier, m’invita à entrer avec lui dans le temple.

Le père Raphaël, dont il est bon de vous donner une idée sur le-champ, était un homme de l’âge que l’on m’avait dit, mais auquel on n’aurait pas donné quarante ans; il était mince, assez grand, d’une physionomie spirituelle et douce, parlant très bien le français quoique d’une prononciation un peu italienne, maniéré et prévenant au-dehors autant que sombre et farouche à l’intérieur, comme je n’aurai que trop occasion de vous en convaincre incessamment.

– Mon enfant, me dit gracieusement ce religieux, quoique l’heure soit absolument indue et que nous ne soyons point dans l’usage de recevoir si tard, j’entendrai cependant votre confession, et nous aviserons après aux moyens de vous faire décemment passer la nuit jusqu’à l’heure où vous pourrez demain saluer la sainte image que nous possédons.

Cela dit, le moine fit allumer quelques lampes autour du confessionnal, il me dit de m’y placer, et ayant fait retirer le frère et feutrer toutes les portes, il m’engagea à me confier à lui en toute assurance; parfaitement remise avec un homme si doux, en apparence, des frayeurs que m’avait causées le père Clément, après m’être humiliée aux pieds de mon directeur, je m’ouvris entièrement à lui, et avec ma candeur et ma confiance ordinaires je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui me concernait. Je lui avouai toutes mes fautes, et lui confiai tous mes malheurs, rien [ne] fut omis, pas même la marque honteuse dont m’avait flétrie l’exécrable Rodin.

Le père Raphaël m’écouta avec la plus grande attention, il me fit répéter même plusieurs détails avec l’air de la pitié et de l’intérêt… et ses principales questions portèrent à différentes reprises sur les objets suivants:

1° S’il était bien vrai que je fusse orpheline et de Paris.

2° S’il était bien sûr que je n’avais plus ni parents, ni amis, ni protection, ni personne à qui j’écrivisse.

3° Si je n’avais confié qu’à la bergère le dessein que j’avais d’aller au couvent, et si je ne lui avais point donné de rendez-vous au retour.

4° S’il était constant que je fusse vierge et que je n’eusse que vingt-deux ans.

5° S’il était bien certain que je n’eusse été suivie de personne, et que qui que ce fût ne m’eût vue entrer au couvent.