Les gentillesses de Jacqueline ?taient dangereuses pour un homme qui ne se m?fiait point. Sans y penser Christophe s’?prenait d’elle; il trouvait du plaisir ? revenir; il soignait sa toilette; et un sentiment, qu’il connaissait bien, recommen?ait de m?ler sa langueur riante ? tout ce qu’il songeait. Olivier s’?tait ?pris aussi, et d?s les premiers jours; il se croyait n?glig?, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement ses entretiens avec Jacqueline. L’id?e ne venait pas ? Olivier qu’il p?t plaire ? Jacqueline. Bien qu’? vivre aupr?s de Christophe, il e?t acquis plus d’optimisme, il se d?fiait de lui; il se voyait avec des yeux trop v?ridiques, il ne pouvait croire qu’il serait jamais aim?: – qui donc serait digne de l’?tre, si c’?tait pour ses m?rites, et non pour ceux du magique et indulgent amour?

Un soir qu’il ?tait invit? chez les Langeais, il sentit qu’il serait trop malheureux, en revoyant l’indiff?rente Jacqueline; et, pr?textant la fatigue, il dit ? Christophe d’aller sans lui. Christophe, qui ne soup?onnait rien, s’en alla tout joyeux. Dans son na?f ?go?sme, il ne pensait qu’au plaisir d’avoir Jacqueline ? lui tout seul. Il n’eut pas lieu de s’en r?jouir longtemps. ? la nouvelle qu’Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussit?t un air maussade, irrit?, ennuy?, d?concert?; elle n’?prouvait plus aucun d?sir de plaire; elle n’?coutait pas Christophe, r?pondait au hasard; et il la vit, avec humiliation, ?touffer un b?illement ?nerv?. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soir?e; et elle ne reparut point.

Christophe s’en retourna, d?confit. Le long du chemin, il cherchait ? s’expliquer ce brusque revirement; quelques lueurs de la v?rit? commen?aient ? lui appara?tre. ? la maison, Olivier l’attendait; il demanda, d’un air qu’il t?chait de rendre indiff?rent, des nouvelles de la soir?e. Christophe lui raconta sa d?convenue. ? mesure qu’il parlait, il voyait le visage d’Olivier s’?clairer.

– Et cette fatigue? dit-il. Pourquoi ne t’es tu pas couch??

– Oh! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout.

– Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t’a fait beaucoup de bien de ne pas venir.

Il le regarda affectueusement, malicieusement, s’en alla dans sa chambre, et l?, quand, il fut seul, il se mit ? rire, rire tout bas, jusqu’aux larmes:

– La m?tine! pensait-il. Elle se moquait de moi! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu!

? partir de ce moment, il arracha de son c?ur toute pens?e personnelle, ? l’?gard de Jacqueline; et, comme une brave m?re poule qui couve jalousement son ?uf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l’air de conna?tre leur secret ? tous deux, et sans le livrer, de l’un ? l’autre, il les aida, ? leur insu.

Il crut de son devoir, gravement, d’?tudier le caract?re de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait ?tre heureux avec elle. Et comme il ?tait maladroit, il aga?ait Jacqueline par les questions saugrenues qu’il lui posait, sur ses go?ts, sur sa moralit?…

– Voil? un imb?cile! De quoi se m?le-t-il? pensait Jacqueline, furieuse, en lui tournant le dos.

Et Olivier s’?panouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention ? Christophe. Et Christophe s’?panouissait de voir qu’Olivier ?tait heureux. Sa joie s’?talait m?me, d’une fa?on beaucoup plus bruyante que celle d’Olivier. Et comme elle ne s’expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu’elle n’y voyait elle-m?me, le trouvait insupportable; elle ne pouvait comprendre qu’Olivier se f?t entich? d’un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait; il trouvait un plaisir malicieux ? la faire enrager; puis, il se retirait ? l’?cart, pr?textant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier.

Il n’?tait pas sans inqui?tudes cependant pour l’avenir. Il s’attribuait une grande responsabilit? dans le mariage qui se pr?parait; et il se tourmentait: car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses: sa richesse d’abord, son ?ducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, Jacqueline ?tait plus vraie, plus franche, plus passionn?e; il y avait dans ce petit ?tre une ardente aspiration vers une vie courageuse, un d?sir presque h?ro?que…

– Mais ce n’est pas tout de d?sirer, pensait Christophe, qui se souvenait d’une polissonnerie de l’ami Diderot; il faut avoir les reins solides.

Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baign?s de joie, il n’avait plus le courage de parler. Il pensait:

– Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur.

Peu ? peu, son affection pour Olivier lui fit partager la confiance de son ami. Il se rassurait; il finit par croire que Jacqueline ?tait telle qu’Olivier la voyait et qu’elle voulait se voir elle-m?me. Elle avait si bonne volont?! Elle aimait Olivier pour tout ce qu’il avait de diff?rent d’elle et de son monde: parce qu’il ?tait pauvre, parce qu’il ?tait intransigeant dans ses id?es morales, parce qu’il ?tait maladroit dans le monde. Elle aimait d’une fa?on si pure et si enti?re qu’elle e?t voulu ?tre pauvre comme lui, et presque, par moments… oui, presque devenir laide, afin d’?tre plus s?re d’?tre aim?e pour elle-m?me, pour l’amour dont son c?ur ?tait plein et dont il avait faim… Ah! certains jours, quand il ?tait l?, elle se sentait p?lir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son ?motion, elle feignait de s’occuper d’autre chose, de le regarder ? peine; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s’interrompait; elle se sauvait dans sa chambre; et l?, toute porte close, le rideau baiss? sur la fen?tre, elle restait assise, les genoux serr?s, les coudes rentr?s contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son c?ur; elle restait ainsi, ramass?e sur elle-m?me, sans un souffle; elle n’osait pas bouger, de peur qu’au moindre geste le bonheur ne s’enfu?t. Sur son corps, en silence, elle ?treignait l’amour.

Maintenant, Christophe se passionnait pour le succ?s d’Olivier. Il s’occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, pr?tendait lui donner des conseils sur la fa?on de s’habiller, lui faisait – (comment!) – ses n?uds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte ? renouer sa cravate, dans l’escalier, lorsque Christophe n’?tait plus l?. Il souriait, mais il ?tait touch? de cette grande affection. Intimid? par son amour, il n’?tait pas s?r de lui, et demandait volontiers conseil ? Christophe; il lui contait ses visites. Christophe, aussi ?mu que lui, passait quelquefois des heures, la nuit, ? chercher les moyens d’aplanir le chemin ? l’amour de son ami.

*

Ce fut dans le parc de la villa des Langeais, aux environs de Paris, dans un petit pays sur la lisi?re de la for?t de l’Isle-Adam, qu’Olivier et Jacqueline eurent l’entretien, qui d?cida de leur vie.

Christophe accompagnait son ami; mais il avait trouv? un harmonium dans la maison; et il se mit ? jouer, laissant les amoureux se promener en paix. – ? vrai dire, ils ne le souhaitaient point. Ils craignaient d’?tre seuls. Jacqueline ?tait silencieuse et un peu hostile. D?j?, ? la derni?re visite, Olivier avait senti un changement dans ses mani?res, une froideur subite, des regards qui paraissaient ?trangers, durs, presque ennemis. Il en avait ?t? glac?. Il n’osait s’expliquer avec elle: il craignait trop de recevoir de celle qu’il aimait une parole cruelle. Il trembla de voir Christophe s’?loigner; il lui semblait que sa pr?sence le garantissait seule du coup qui allait le frapper.

Jacqueline n’aimait pas moins Olivier. Elle l’aimait beaucoup plus. C’?tait ce qui la rendait hostile. Cet amour, avec lequel nagu?re elle avait jou?, qu’elle avait tant appel?, il ?tait l?, devant elle; elle le voyait s’ouvrir devant ses pas comme un gouffre, et elle se rejetait en arri?re, effray?e; elle ne comprenait plus; elle se demandait:

– Mais pourquoi? pourquoi? Qu’est-ce que cela veut dire?

Alors, elle regardait Olivier, de ce regard qui le faisait souffrir, et elle pensait:

– Qui est cet homme?

Et elle ne savait pas.

– Pourquoi est-ce que je l’aime?

Elle ne savait pas.

– Est-ce que je l’aime?

Elle ne savait pas… Elle ne savait pas; mais elle savait que pourtant elle ?tait prise; l’amour la tenait; elle allait se perdre en lui, se perdre tout enti?re, sa volont?, son ind?pendance, son ?go?sme, ses r?ves d’avenir, tout englouti dans ce monstre. Et elle se raidissait avec col?re; elle ?prouvait, par moments, pour Olivier, un sentiment presque haineux.

Ils all?rent jusqu’? l’extr?mit? du parc, dans le jardin potager, que s?parait des pelouses un rideau de grands arbres. Ils marchaient ? petits pas, au milieu des all?es, que bordaient des buissons de groseilliers aux grappes rouges et blondes, et des plates-bandes de fraises, dont l’haleine emplissait l’air. On ?tait au mois de juin; mais des orages avaient refroidi le temps. Le ciel ?tait gris, la lumi?re ? demi ?teinte; les nuages bas se mouvaient pesamment, tout d’une masse, charri?s par le vent. De ce grand vent lointain, rien n’arrivait sur la terre: pas une feuille ne remuait. Une grande m?lancolie enveloppait les choses, et leur c?ur. Et du fond du jardin, de la villa invisible, aux fen?tres entr’ouvertes, vinrent les sons de l’harmonium, qui disait la fugue en mi b?mol mineur de Jean-S?bastien Bach. Ils s’assirent c?te ? c?te sur la margelle d’un puits, tout p?les, sans parler. Olivier vit des larmes couler sur les joues de Jacqueline.