– Quoi donc?

– Le mot de l’Empereur.

– De l’Empereur?

– Oui, enfin, si ce n’est lui, c’est donc quelqu’un des siens…

– Malheureux! tu vas le voir en premi?re page du journal!

Christophe fr?mit. Mais ce qu’il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, o? le journaliste n’?tait pas entr?, et une conversation qu’il n’avait pas tenue.

Les informations s’embellissaient en se propageant. Dans les journaux ?trangers, elles s’agr?mentaient de contre-sens. Des articles fran?ais ayant racont? que Christophe, dans sa mis?re, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d’un journal anglais qu’il avait jou? de la guitare dans les cours.

Il ne lisait point que des ?loges. Tant s’en faut! Il suffisait que Christophe e?t ?t? patronn? par le Grand Journal pour qu’il f?t aussit?t pris ? partie par les autres journaux. Il n’?tait pas de leur dignit? d’admettre qu’un confr?re p?t d?couvrir un g?nie qu’ils avaient ignor?. Ils en faisaient des gorges chaudes. Goujart, vex? qu’on lui e?t coup? l’herbe sous le pied, ?crivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait famili?rement de son vieil ami Christophe, dont il avait guid? les premiers pas ? Paris: c’?tait un musicien bien dou?, certainement; mais – (il pouvait le dire, puisqu’ils ?taient amis), – insuffisamment instruit, sans originalit?, d’un orgueil extravagant; on lui rendait le plus mauvais service en flattant cet orgueil, d’une fa?on ridicule, alors qu’il e?t eu besoin d’un Mentor avis?, savant, judicieux, bienveillant et s?v?re: – (tout le portrait de Goujart) – Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un m?pris ?crasant pour un artiste qui jouissait de l’appui des journaux; et, jouant le d?go?t du servum pecus [3] , ils refusaient les pr?sents d’Artaxerx?s, qui ne les leur offrait point. Les uns fl?trissaient Christophe; les autres l’accablaient sous le poids de leur commis?ration. Certains s’en prenaient ? Olivier – (c’?taient de ses confr?res). – Ils lui gardaient rancune de son intransigeance et de la fa?on dont il les tenait ? l’?cart, – plus, ? vrai dire, par go?t de la solitude, que par d?dain pour eux. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c’est qu’on puisse se passer d’eux. Quelques-uns n’?taient pas loin de laisser entendre qu’il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal . Il en ?tait qui prenaient la d?fense de Christophe contre lui; ils montraient des mines navr?es de l’inconscience d’Olivier, qui jetait un artiste d?licat, r?veur, insuffisamment arm? contre la vie, – Christophe! – dans le vacarme de la Foire sur la Place, o? fatalement il se perdrait. On ruinait, disaient-ils, l’avenir de cet homme, dont, ? d?faut de g?nie, le travail opini?tre m?ritait un meilleur sort, et qu’on grisait avec un encens de mauvaise qualit?. C’?tait une grande piti?! Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment?

Olivier aurait eu beau jeu ? leur r?pondre:

– Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain?

Mais cela ne les e?t pas interloqu?s. Ils eussent r?pondu, avec leur splendide s?r?nit?:

– C’est un d?tail. Il faut souffrir.

Naturellement, c’?taient des gens du monde, qui professaient ces th?ories sto?ques. Tel, ce millionnaire, r?pliquant ? un na?f, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la mis?re:

– Mais, monsieur, Mozart est mort de mis?re!

Ils eussent trouv? de mauvais go?t qu’Olivier leur dit que Mozart n’e?t pas demand? mieux que de vivre et que Christophe y ?tait r?solu.

*

Christophe ?tait exc?d? de ces cancans de porti?res. Il se demandait s’ils dureraient toujours. – Mais apr?s quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parl?rent plus de lui. Seulement, il ?tait connu. Quand on pronon?ait son nom, chacun disait, non pas:

– L’auteur de David ou de Gargantua ?

mais:

– Ah! oui, l’homme du Grand Journal !…

C’?tait la c?l?brit?.

Olivier s’en aper?ut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu’il recevait lui-m?me, par ricochet: offres de librettistes [4] , propositions d’entrepreneurs de concerts, protestations d’amis de la derni?re heure qui avaient ?t? souvent des ennemis de la premi?re, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enqu?tes de journaux: sur la d?population de la France, sur l’art id?aliste, sur le corset des femmes, sur le nu au th??tre, – s’il ne croyait pas que l’Allemagne ?tait en d?cadence, que la musique ?tait finie, etc., etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s’en moquant, ne voil?-t-il pas que Christophe, ce Huron [5] , acceptait les invitations ? d?ner! Olivier n’en croyait pas ses yeux.

– Toi? disait-il.

– Moi. Parfaitement, r?pondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu’il n’y avait que toi pour aller voir les madames? ? mon tour, mon petit! Je veux m’amuser!

– T’amuser? Mon pauvre vieux!

La v?rit? ?tait que Christophe depuis si longtemps vivait enferm? chez lui, qu’il ?tait pris soudain d’un besoin violent d’en sortir. Et puis, il ?prouvait une joie na?ve ? humer la gloire nouvelle. Il s’ennuya d’ailleurs copieusement dans ces soir?es, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire ? Olivier. Il allait chez les gens; mais il n’y retournait pas; il trouvait des pr?textes saugrenus, d’un sans-g?ne effarant, pour esquiver leurs r?invitations. Olivier en ?tait scandalis?. Christophe riait aux ?clats. Il n’allait pas dans les salons pour cultiver sa renomm?e, mais pour renouveler sa provision de vie, son mus?e de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce mat?riel de formes, de sons et de couleurs, dont l’artiste a besoin d’enrichir p?riodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d’un geste, l’harmonie d’un sourire, lui sugg?rent plus de musique que la symphonie d’un confr?re. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des ?mes est aussi fade et peu vari?e, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa mani?re, et s’y fige. Le sourire d’une jolie femme est aussi st?r?otyp?, dans la gr?ce ?tudi?e, qu’une m?lodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l’influence d?bilitante du monde, les ?nergies s’?moussent, les caract?res originaux s’att?nuent et s’effacent, avec une rapidit? effrayante. Christophe ?tait frapp? du nombre de morts et de mourants qu’il rencontrait parmi les artistes: tel jeune musicien, plein de s?ve et de g?nie, que le succ?s avait annul?; il ne pensait plus qu’? renifler les flagorneries dont on l’asphyxiait, ? jouir, et ? dormir. Ce qu’il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, ? l’autre coin du salon, sous la forme de ce vieux ma?tre pommad?, riche, c?l?bre, membre de toutes les Acad?mies, arriv? au fa?te, n’ayant plus, semblait-il, rien ? craindre et rien ? m?nager, qui s’aplatissait devant tous, peureux devant l’opinion, le pouvoir, et la presse, n’osant dire ce qu’il pensait, et d’ailleurs ne pensant plus, n’existant plus, s’exhibant, ?ne charg? de ses propres reliques.

Derri?re chacun de ces artistes et de ces gens d’esprit, qui avaient ?t? grands ou qui auraient pu l’?tre, on pouvait ?tre s?r qu’il y avait une femme qui les rongeait. Elles ?taient toutes dangereuses, celles qui ?taient sottes, et celles qui ne l’?taient point; celles qui aimaient, et celles qui s’aimaient; les meilleures ?taient les pires: car elles ?touffaient d’autant plus s?rement l’artiste sous l’?teignoir de leur affection malavis?e, qui de bonne foi s’appliquait ? domestiquer le g?nie, ? la niveler, ?laguer, ratisser, parfumer, jusqu’? ce qu’il f?t ? la mesure de leur sensibilit?, de leur petite vanit?, de leur m?diocrit?, et de celle de leur monde.

Bien que Christophe ne f?t que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d’une cherchait ? l’accaparer pour son salon, pour son service; et Christophe n’avait pas ?t? sans happer ? demi l’hame?on des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l’exemple inqui?tant des transformations op?r?es autour d’elles par les modernes Circ?s [6] , il n’e?t pas ?chapp?. Mais il ne tint pas ? grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque e?t ?t? plus grand pour lui, si elles avaient ?t? moins ? le poursuivre. ? pr?sent que tous ?taient bien convaincus qu’ils avaient un g?nie parmi eux, suivant leur habitude, ils s’?vertuaient ? l’?touffer. Ces gens-l? n’ont qu’une id?e, quand ils voient une fleur: la mettre en pot, – un oiseau: le mettre en cage, – un homme libre: en faire un valet.

Christophe, un moment troubl?, se ressaisit aussit?t, et les envoya tous promener.

*

Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants ? travers les mailles de son filet; mais ce qu’il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se m?fient, les prudents, les avertis. Ce ne fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier.

Il avait b?n?fici? du succ?s de son ami: la renomm?e de Christophe avait rejailli sur lui. Il ?tait plus connu maintenant, pour avoir ?t? l’homme qui avait d?couvert Christophe, que pour tout ce qu’il avait ?crit depuis six ans. Il re?ut donc sa part des invitations adress?es ? Christophe; et il l’accompagna, dans l’intention de le surveiller discr?tement. Sans doute, ?tait-il trop absorb? par cette t?che, pour se surveiller lui-m?me. L’amour passa, et le prit.