Ainsi Ernst se servait et se moquait des deux, impartialement. Aussi tous deux l’aimaient.
Malgr? toutes ses roueries, Ernst ?tait dans un piteux ?tat, quand il se pr?senta chez sa m?re. Il venait de Munich, o? il avait trouv? et, suivant son habitude, perdu presque aussit?t sa derni?re place. Il avait d? faire ? pied la plus grande partie du chemin, par des pluies torrentielles, et couchant Dieu sait o?. Il ?tait couvert de boue, d?chir?, semblable ? un mendiant, et toussait lamentablement; car il avait pris en route une mauvaise bronchite. Aussi Louisa fut boulevers?e, et Christophe courut ? lui, ?mu, quand ils le virent entrer. Ernst, qui avait la larme facile, ne manqua pas d’user de cet effet; et ce fut un attendrissement g?n?ral: ils pleur?rent tous trois dans les bras l’un de l’autre.
Christophe donna sa chambre; on bassina le lit, on y coucha le malade, qui semblait pr?s de rendre l’?me. Louisa et Christophe s’install?rent ? son chevet, se relay?rent pour le veiller. Il fallut un m?decin, des rem?des, un bon feu dans la chambre, une nourriture sp?ciale.
Il fallut songer ensuite ? l’habiller des pieds ? la t?te: linge, chaussures, v?tements, tout ?tait ? renouveler. Ernst se laissait faire. Louisa et Christophe se saignaient aux quatre membres pour parer aux d?penses. Ils ?taient fort g?n?s, en ce moment: le nouvel emm?nagement, un logement plus cher, quoique aussi incommode, moins de le?ons pour Christophe et bien plus de d?penses. Ils arrivaient tout juste ? joindre les deux bouts. Ils recoururent aux grands moyens. Christophe aurait pu, sans doute, s’adresser ? Rodolphe, qui ?tait plus que lui en ?tat de venir en aide ? Ernst; mais il ne le voulait pas: il mettait son point d’honneur ? secourir seul son fr?re. Il s’y croyait tenu, en sa qualit? de fr?re a?n?, – et parce qu’il ?tait Christophe. En rougissant de honte, il dut accepter, rechercher ? son tour, une offre qu’il avait rejet?e avec indignation, quinze jours avant, – la proposition qu’un interm?diaire lui avait faite de la part d’un riche amateur inconnu, qui voulait acheter une ?uvre musicale pour la donner sous son nom. Louisa se loua ? la journ?e, pour repriser du linge. Ils se cachaient l’un ? l’autre leurs sacrifices; ils se mentaient au sujet de l’argent qu’ils rapportaient au logis.
Ernst, convalescent, pelotonn? au coin du feu, avoua un jour, entre deux quintes de toux, qu’il avait quelques dettes. – On les paya. Personne ne lui en fit un reproche. Ce n’e?t pas ?t? g?n?reux envers un malade, et un enfant prodigue, qui revenait, repentant. Car Ernst semblait transform? par les ?preuves et par la maladie. Il parlait, avec des larmes dans la voix, de ses erreurs pass?es; et Louisa, l’embrassant, le suppliait de ne plus y penser. Il ?tait caressant: il avait toujours su enj?ler sa m?re par ses d?monstrations de tendresse; Christophe jadis en avait ?t? un peu jaloux. ? pr?sent, il trouvait naturel que le plus jeune fils, et le plus faible, f?t aussi le plus aim?. Lui-m?me, malgr? le peu de diff?rence d’?ge, le consid?rait presque comme un fils, plut?t que comme un fr?re. Ernst lui t?moignait un grand respect; il faisait allusion quelquefois aux charges que s’imposait Christophe, aux sacrifices d’argent…; mais Christophe ne le laissait pas continuer, et Ernst se r?signait ? les reconna?tre d’un regard humble et affectueux. Il approuvait les conseils que Christophe lui donnait; il semblait dispos? ? changer de vie et ? travailler s?rieusement, d?s qu’il serait r?tabli.
Il se r?tablissait; mais la convalescence ?tait longue. Le m?decin avait d?clar? que sa sant?, dont il avait abus?, aurait besoin de m?nagements. Il continuait donc ? rester chez sa m?re, ? partager le lit de Christophe, ? manger de bon app?tit le pain que son fr?re gagnait, et les petits plats friands que Louisa s’ing?niait ? pr?parer pour lui. Il ne parlait point de partir. Louisa et Christophe ne lui en parlaient pas non plus. Ils ?taient trop heureux d’avoir retrouv? le fils, le fr?re qu’ils aimaient.
Peu ? peu, dans les longues soir?es qu’il passait avec Ernst, Christophe se laissa aller ? lui parler plus intimement. Il avait besoin de se confier ? quelqu’un. Ernst ?tait intelligent; il avait l’esprit prompt, et comprenait – ou semblait comprendre- ? demi-mot. Il y avait plaisir ? causer avec lui. Pourtant Christophe n’osait rien dire de ce qui lui tenait le plus au c?ur: de son amour. Il ?tait retenu par une sorte de pudeur. Ernst, qui savait tout, ne lui en montrait rien.
Un jour, Ernst, tout ? fait gu?ri, profita d’une apr?s-midi de soleil pour fl?ner le long du Rhin. En passant devant une bruyante auberge, un peu hors de la ville, o? l’on venait danser et boire, le dimanche, il aper?ut Christophe attabl? avec Ada et Myrrha, qui faisaient grand tapage. Christophe le vit aussi, et rougit. Ernst joua la discr?tion, et passa sans l’aborder.
Christophe fut fort g?n? de cette rencontre: elle lui faisait sentir plus vivement dans quelle soci?t? il se trouvait; et il lui ?tait p?nible que son fr?re l’y v?t: non seulement, parce qu’il perdait d?sormais le droit de juger la conduite de Ernst, mais parce qu’il avait de ses devoirs de fr?re a?n? une id?e tr?s haute, tr?s na?ve, un peu archa?que, et qui e?t sembl? ridicule ? beaucoup de gens: il pensait qu’en manquant ? ces devoirs, comme il faisait, il se d?gradait ? ses propres yeux.
Le soir, quand ils se retrouv?rent dans la chambre commune, il attendit que Ernst f?t une allusion ? ce qui s’?tait pass?. Mais Ernst se taisait prudemment, et attendait aussi. Alors, tandis qu’ils se d?shabillaient, Christophe se d?cida ? parler de son amour. Il ?tait si troubl? qu’il n’osait pas regarder Ernst; et, par timidit?, il affectait la brusquerie dans sa fa?on de parler. Ernst ne l’aidait en rien; il restait muet, ne le regardait pas non plus, mais ne l’en voyait pas moins, et il ne perdait rien de ce que la gaucherie de Christophe et ses paroles maladroites avaient de comique. ? peine si Christophe osa nommer Ada; et le portrait qu’il en fit aurait pu convenir aussi bien ? toutes les femmes aim?es. Mais il parla de son amour; et s’abandonnant peu ? peu au flot de tendresse dont son c?ur ?tait plein, il dit quel bienfait c’?tait d’aimer, combien il ?tait mis?rable avant d’avoir rencontr? cette lumi?re dans sa nuit, et que la vie n’?tait rien sans un cher et profond amour. L’autre ?coutait gravement; il r?pondit avec tact, ne fit aucune question; mais une poign?e de main ?mue montra qu’il sentait comme Christophe. Ils ?chang?rent leurs pens?es sur l’amour et la vie. Christophe ?tait heureux d’?tre si bien compris. Ils s’embrass?rent fraternellement, avant de s’endormir.
Christophe prit l’habitude, bien qu’avec beaucoup de timidit? toujours et une grande r?serve, de confier son amour ? Ernst, dont la discr?tion le rassurait. Il lui laissait entrevoir ses inqui?tudes au sujet de Ada; mais jamais il ne l’accusait; il s’accusait lui-m?me; et, les larmes aux yeux, il d?clarait qu’il ne pourrait plus vivre, s’il venait ? la perdre.
Il n’oubliait pas de parler de Ernst ? Ada: il louait son esprit, et sa beaut?.
Ernst ne faisait pas d’avances ? Christophe, pour ?tre pr?sent? ? Ada; mais il se renfermait m?lancoliquement dans sa chambre et refusait de sortir, disant qu’il ne connaissait personne. Christophe se reprochait, le dimanche, de continuer ses parties de campagne avec Ada, tandis que son fr?re restait ? la maison. Cependant il lui ?tait p?nible de n’?tre pas seul avec son amie; mais il s’accusait d’?go?sme, et il proposa ? Ernst de venir avec eux.
La pr?sentation eut lieu ? la porte de Ada, sur le palier de son ?tage. Ernst et Ada se salu?rent c?r?monieusement. Ada sortait, suivie de son ins?parable Myrrha, qui, en voyant Ernst, eut un petit cri de surprise. Ernst sourit, s’approcha, et embrassa Myrrha, qui sembla le trouver tout naturel.
– Comment! Vous vous connaissez? demanda Christophe, stup?fait.
– Sans doute! dit Myrrha, en riant.
– Depuis quand?
– Il y a beau temps!
– Et tu le savais? demanda Christophe ? Ada. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit?
– Si tu crois que je connais tous les amants de Myrrha! dit Ada, en haussant les ?paules.
Myrrha releva le mot, et feignit, par jeu, de se f?cher. Christophe n’en put jamais savoir davantage. Il ?tait attrist?. Il lui semblait que Ernst, que Myrrha, que Ada avaient manqu? de franchise, bien qu’? vrai dire il n’e?t ? leur reprocher aucun mensonge; mais il ?tait bien difficile ? croire que Myrrha, qui n’avait aucun secret pour Ada, lui e?t fait myst?re de celui-ci, et que Ernst et Ada ne se connussent pas d?j?. Il les observa. Mais ils ?chang?rent seulement quelques paroles banales, et Ernst ne s’occupa plus que de Myrrha, tout le reste de la promenade. Ada, de son c?t?, ne parlait qu’? Christophe; et elle fut beaucoup plus aimable pour lui qu’? l’ordinaire.
D?s lors, Ernst fut de toutes leurs parties. Christophe se f?t bien pass? de lui; mais il n’osait le dire. Ce n’est pas qu’il e?t un autre motif de vouloir ?loigner son fr?re, que la honte de l’avoir pour compagnon de plaisir. Il ?tait sans d?fiance. Ernst ne lui en donnait aucun sujet: il paraissait ?pris de Myrrha, et il observait envers Ada une r?serve polie, et m?me une affectation d’?gards, qui ?taient presque d?plac?s; c’?tait comme s’il voulait reporter sur la ma?tresse de son fr?re un peu du respect qu’il lui t?moignait ? lui-m?me. Ada ne s’en ?tonnait pas, et elle ne se surveillait pas moins.
Ils faisaient de longues promenades ensemble. Les deux fr?res marchaient devant; Ada et Myrrha, riant et chuchotant, suivaient ? quelques pas. Elles s’arr?taient longuement pour causer, plant?es au milieu de la route. Christophe et Ernst s’arr?taient aussi pour les attendre. Christophe finissait par s’impatienter, et reprenait sa marche; mais il se retournait bient?t, avec d?pit, en entendant Ernst rire et causer avec les deux bavardes. Il e?t voulu savoir ce qu’ils disaient; mais quand ils arrivaient ? lui, leur conversation s’arr?tait.