– Qu’il est bon de vivre!…

Vivre!… Une barque passa… Il pensa soudain ? ceux qui ne vivaient plus, ? une barque pass?e o? ils ?taient ensemble: lui – elle -… Elle?… Non pas celle-ci, celle qui dort pr?s de lui. – Elle, la seule, l’aim?e, la pauvre petite morte. – Mais qu’est-ce donc que celle-ci? Comment est-elle l?? Comment sont-ils venus dans cette chambre, dans ce lit? Il la regarde, il ne la conna?t pas: elle est une ?trang?re; hier matin, elle n’existait pas pour lui. Que sait-il d’elle? – Il sait qu’elle n’est pas intelligente. Il sait qu’elle n’est pas bonne. Il sait qu’elle n’est pas belle en ce moment, avec sa figure exsangue et bouffie de sommeil, son front bas, sa bouche ouverte pour respirer, ses l?vres gonfl?es et tendues qui font une moue de carpe. Il sait qu’il ne l’aime point. Et une douleur poignante le transperce, quand il pense qu’il a bais? ces l?vres ?trang?res, d?s la premi?re minute, qu’il a pris ce beau corps indiff?rent, d?s la premi?re nuit qu’ils se sont vus, – et que celle qu’il aimait, il l’a regard?e vivre et mourir pr?s de lui, et qu’il n’a jamais os? effleurer ses cheveux, qu’il ne conna?tra jamais le parfum de son ?tre. Plus rien. Tout s’est fondu. La terre lui a tout pris. Il ne l’a pas d?fendue…

Et tandis que, pench? sur l’innocente dormeuse et d?chiffrant ses traits, il la regardait avec des yeux mauvais, elle sentit son regard. Inqui?te de se voir observ?e, elle fit un gros effort pour soulever ses paupi?res pesantes, et pour sourire; et elle dit, d’une langue incertaine, comme un enfant qui se r?veille:

– Ne me regarde pas, je suis laide…

Elle retomba aussit?t, tu?e de sommeil, sourit encore, balbutia:

– Oh! j’ai tant… tant sommeil!…

et repartit dans ses r?ves.

Il ne put s’emp?cher de rire; il baisa tendrement sa bouche et son nez enfantins. Puis, apr?s avoir regard? encore un moment dormir cette grande petite fille, il enjamba son corps, et se leva sans bruit. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsqu’il fut parti et s’?tendit de tout son long, en travers du lit vide. Il prit garde de l’?veiller, en faisant sa toilette, quoiqu’il n’y e?t aucun risque; et, quand ce fut fini, il s’assit sur la chaise, aupr?s de la fen?tre, regarda le fleuve embrum? et fumant, qui semblait rouler des gla?ons; et il s’engourdit dans une r?verie, o? flottait une musique de pastorale m?lancolique.

De temps en temps, elle entr’ouvrait les yeux, le regardait vaguement, mettait quelques secondes ? le reconna?tre, lui souriait, et passait d’un sommeil dans un autre. Elle lui demanda l’heure.

– Neuf heures moins un quart.

Elle r?fl?chit, ? moiti? endormie:

– Qu’est-ce que cela peut bien ?tre, neuf heures moins un quart?

? neuf heures et demie, elle s’?tira, soupira, et dit qu’elle se levait.

Dix heures sonn?rent, avant qu’elle e?t boug?. Elle se d?pita:

– Encore sonner!… Tout le temps, l’heure avance?…

Il rit, et vint s’asseoir sur le lit, aupr?s d’elle. Elle lui passa les bras autour du cou, et lui raconta ses r?ves. Il n’?coutait pas tr?s attentivement, et l’interrompait par de petits mots tendres. Mais elle le faisait taire, et reprenait avec un grand s?rieux, comme si ?’avait ?t? des histoires de la plus hante importance:

– Elle ?tait ? d?ner: il y avait le grand-duc; Myrrha ?tait un chien terre-neuve… non, un mouton fris?, qui servait ? table… Ada avait trouv? le moyen de s’?lever au-dessus de terre, de marcher, de danser, de se coucher dans l’air. Voil?: c’?tait bien simple: on n’avait qu’? faire… ainsi… ainsi…; et c’?tait fait…

Christophe se moquait d’elle. Elle riait aussi, un peu froiss?e qu’il r?t. Elle haussait les ?paules:

– Ah! tu ne comprends rien!…

Ils d?jeun?rent sur son lit, dans la m?me tasse, avec la m?me cuiller.

Elle se leva enfin; elle rejeta ses couvertures, sortit ses beaux grands pieds blancs, ses belles jambes grasses, et se laissa couler sur la descente de lit. Puis elle s’assit pour reprendre haleine, et regarda ses pieds. Enfin, elle frappa des mains, et lui dit de sortir; et, comme il ne se pressait pas, elle le prit par les ?paules, et le poussa ? la porte, qu’elle referma ? clef.

Apr?s qu’elle eut bien mus?, regard? et ?tir? chacun de ses beaux membres, chant? en se lavant un lied sentimental en quatorze couplets, jet? de l’eau ? la figure de Christophe qui tambourinait ? la fen?tre, et cueilli en partant la derni?re rose du jardin, ils prirent le bateau. Le brouillard n’?tait pas encore dissip?; mais le soleil brillait au travers: on flottait au milieu d’une lumi?re laiteuse. Ada, assise ? l’arri?re avec Christophe, l’air assoupi et boudeur, grognait que la lumi?re lui venait dans les yeux, et que, toute la journ?e, elle aurait mal ? la t?te. Et comme Christophe ne prenait pas assez au s?rieux ses dol?ances, elle se renferma dans un silence maussade. Elle avait les yeux ? peine ouverts, et l’amusante gravit? des enfants qui viennent de se r?veiller. Mais une dame ?l?gante ?tant venue s’asseoir non loin d’elle, ? la station suivante, elle s’anima aussit?t, et s’effor?a de dire ? Christophe des choses sentimentales et distingu?es. Elle avait repris avec lui le «vous» c?r?monieux.

Christophe se pr?occupait de ce qu’elle dirait ? sa patronne, pour excuser son retard. Elle ne s’en inqui?tait gu?re:

– Bah! ce n’est pas la premi?re fois.

– Que quoi?…

– Que je suis en retard, dit-elle, vex?e de la question.

Il n’osa demander la cause de ces retards.

– Qu’est-ce que tu lui diras?

– Que ma m?re est malade, morte…, est-ce que je sais?

Il fut pein? qu’elle parl?t si l?g?rement.

– Je ne voudrais pas que tu mentes.

Elle se froissa:

– D’abord, je ne mens jamais… Et puis, je ne peux pourtant pas lui dire…

Il demanda, moiti? plaisant, moiti? s?rieux:

– Pourquoi pas?

Elle rit, elle haussa les ?paules, en disant qu’il ?tait grossier et mal ?lev?, et qu’elle l’avait pri? d’ailleurs de ne plus la tutoyer.

– Est-ce que je n’en ai pas le droit?

– Pas du tout.

– Apr?s ce qui s’est pass??

– Il ne s’est rien pass?.

Elle le fixait en riant, d’un air de d?fi; et, bien qu’elle plaisant?t, le plus fort, c’?tait – (il le sentait) – qu’il ne lui en e?t pas co?t? beaucoup plus de le dire s?rieusement, et presque de le croire. Mais un souvenir plaisant l’?gaya sans doute; car elle ?clata de rire, en regardant Christophe, et l’embrassa bruyamment, sans se soucier de ses voisins, qui ne sembl?rent d’ailleurs s’en ?tonner aucunement.

*

Il ?tait maintenant de toutes ses promenades, en compagnie de demoiselles de magasin et de commis de boutique, dont la vulgarit? ne lui plaisait gu?re, et qu’il essayait de perdre en chemin; mais Ada, par esprit de contradiction, n’?tait plus dispos?e ? s’?garer dans les bois. Lorsqu’il pleuvait, ou que, pour quelque autre raison, on ne sortait pas de la ville, il la menait au th??tre, au mus?e, au Thiergarten ; car elle tenait ? se montrer avec lui. Elle d?sirait m?me qu’il l’accompagn?t ? l’office religieux; mais il ?tait si absurdement sinc?re, qu’il ne voulait plus mettre les pieds dans une ?glise, depuis qu’il ne croyait plus – (il avait renonc?, sous un autre pr?texte, ? sa place d’organiste); – et en m?me temps, il ?tait rest?, ? son insu, beaucoup trop religieux, pour ne pas trouver sacril?ge la proposition de Ada.

Il allait le soir chez elle. Il trouvait l? Myrrha, qui logeait dans la m?me maison. Myrrha ne lui gardait pas rancune, elle lui tendait sa main caressante et molle, causait de choses indiff?rentes ou lestes, et s’?clipsait discr?tement. Jamais les deux femmes n’avaient sembl? meilleures amies, que depuis qu’elles avaient moins de raisons de l’?tre: elles ?taient toujours ensemble. Ada n’avait rien de secret pour Myrrha, elle lui racontait tout; Myrrha ?coutait tout: elles semblaient y prendre autant de plaisir l’une que l’autre.

Christophe ?tait mal ? l’aise dans la soci?t? de ces deux femmes. Leur amiti?, leurs entretiens baroques, leur libert? d’allures, la fa?on crue dont Myrrha surtout voyait les choses et en parlait, – (moins en sa pr?sence toutefois, que quand il n’?tait pas l?; mais Ada le lui r?p?tait), – leur curiosit? indiscr?te et bavarde, constamment tourn?e vers des sujets niais ou d’une sensualit? assez basse, toute cette atmosph?re ?quivoque et un peu animale le g?nait terriblement, l’int?ressait pourtant; car il ne connaissait rien de semblable. Il ?tait perdu dans la conversation de ces deux petites b?tes, qui se parlaient chiffons, se disaient des coq-?-l’?ne, riaient d’une fa?on inepte, et dont les yeux brillaient de plaisir, quand elles ?taient sur la piste d’une histoire ?grillarde. Il ?tait soulag? par le d?part de Myrrha. Ces deux femmes ensemble, c’?tait comme un pays ?tranger, dont il ne savait pas la langue. Impossible de se faire entendre: elles ne l’?coutaient m?me pas, elles se moquaient de l’?tranger.

Quand il ?tait seul avec Ada, ils continuaient de parler deux langues diff?rentes; mais au moins faisaient-ils effort, l’un et l’autre, pour se comprendre. ? vrai dire, plus il la comprenait, moins il la comprenait. Elle ?tait la premi?re femme qu’il conn?t. Car si la pauvre Sabine en ?tait une, il n’en avait rien su: elle ?tait toujours rest?e pour lui un fant?me de son c?ur. Ada se chargeait de lui faire rattraper le temps perdu. Il t?chait ? son tour de r?soudre l’?nigme de la femme: – ?nigme qui n’en est une peut-?tre, que pour ceux qui y cherchent un sens.