Ainsi pensait Christophe; et, dans son d?sir de blesser qui l’avait bless?, il ne s’apercevait pas qu’il ?tait aussi injuste que ceux dont il parlait.

Sans doute, ces pauvres gens ?taient ? peu pr?s tels qu’il les voyait. Mais ce n’?tait pas leur faute: c’?tait celle de la vie ingrate, qui avait fait leurs figures, leurs gestes et leurs pens?es ingrates. Ils avaient subi les d?formations de la mis?re, – non de la grande mis?re qui tombe d’un seul coup, et qui tue, ou qui forge, – mais de la mauvaise chance, constamment r?p?t?e, de la petite mis?re qui s’?pand goutte ? goutte, du premier jour au dernier… Grande tristesse! car sous ces enveloppes rugueuses, que de tr?sors en r?serve, de droiture, de bont?, de silencieux h?ro?sme!… Toute la force d’un peuple, toute la s?ve de l’avenir.

*

Christophe n’avait pas tort de croire que le devoir est exceptionnel. Mais l’amour ne l’est pas moins. Tout est exceptionnel. Tout ce qui vaut quelque chose n’a pas de pire ennemi, – non pas, que ce qui est mal (les vices ont leur prix), – mais que ce qui est habituel. L’ennemi mortel de l’?me, c’est l’usure des jours.

Ada commen?ait ? se lasser. Elle n’?tait pas assez intelligente, pour trouver ? renouveler son amour dans une nature abondante, comme celle de Christophe. Ses sens et sa vanit? avaient extrait de cet amour tout le plaisir qu’elle y pouvait trouver. Il ne lui restait plus que celui de le d?truire. Elle avait cet instinct secret, commun ? tant de femmes, m?me bonnes, ? tant d’hommes, m?me intelligents, qui ne cr?ent pas des ?uvres, des enfants, de l’action, – n’importe quoi: de la vie, – et qui ont pourtant trop de vie pour supporter, apathiques et r?sign?s, leur inutilit?. Ils voudraient que les autres fussent inutiles comme eux, et ils y travaillent de leur mieux. Parfois, c’est malgr? eux; et quand ils s’aper?oivent de ce d?sir criminel, ils le repoussent avec indignation. Mais, souvent, ils le caressent; et ils s’appliquent, dans la mesure de leurs forces, – les uns modestement, dans leur petit cercle intime, – les autres tout ? fait en grand, sur de vastes publics, – ? d?truire tout ce qui vit, tout ce qui aime ? vivre, tout ce qui m?rite de vivre. Le critique qui s’acharne ? rabaisser ? sa taille les grands hommes et les grandes pens?es, – et la fille qui s’amuse ? avilir ses amants, sont deux b?tes malfaisantes de la m?me sorte. – Mais la seconde est plus aimable.

Ada e?t donc voulu corrompre un peu Christophe, afin de l’humilier. ? la v?rit?, elle n’?tait pas de force. Il y e?t fallu plus d’intelligence, m?me dans la corruption. Elle le sentait; et ce n’?tait pas un de ses moindres griefs cach?s contre Christophe, que son amour ne p?t lui faire aucun mal. Elle ne s’avouait pas le d?sir qu’elle avait de lui en faire; elle ne lui en e?t peut-?tre pas fait, si elle avait pu. Mais elle trouvait impertinent de ne le point pouvoir. C’est manquer d’amour envers une femme, que de ne pas lui laisser l’illusion de son pouvoir bien ou malfaisant sur celui qui l’aime; et c’est la pousser irr?sistiblement ? en faire l’?preuve. Christophe n’y prenait pas garde. Lorsque Ada lui demandait, par jeu:

– Laisserais-tu bien ta musique pour moi?

(bien qu’elle n’en e?t aucune envie),

il r?pondait franchement:

– Oh! cela, ma petite, ni toi, ni personne, n’y peuvent rien. J’en ferai toujours.

– Et tu pr?tends m’aimer? s’?criait-elle, d?pit?e.

Elle ha?ssait cette musique, – d’autant plus qu’elle n’y comprenait rien, et qu’il lui ?tait impossible de trouver le joint pour atteindre cet ennemi invisible, et pour blesser Christophe dans sa passion. Si elle essayait d’en parler avec m?pris, ou de juger d?daigneusement les compositions de Christophe, il riait aux ?clats; et, malgr? son exasp?ration, Ada prenait le parti de se taire; car elle se rendait compte qu’elle ?tait ridicule.

Mais s’il n’y avait rien ? taire de ce c?t?, elle avait d?couvert chez Christophe un autre point faible, o? il lui ?tait plus facile d’atteindre: c’?tait sa foi morale. En d?pit de sa brouille avec les Vogel, et malgr? l’enivrement de son adolescence, Christophe avait conserv? une pudeur instinctive, un besoin de puret?, dont il n’avait pas conscience, mais qui devait d’abord frapper, attirer et charmer, puis amuser, puis impatienter, puis irriter jusqu’? la haine une femme comme Ada. Elle ne s’y attaquait pas de front. Elle demandait insidieusement:

– M’aimes-tu?

– Bien s?r!

– Combien m’aimes-tu?

– Autant qu’on peut aimer.

– Ce n’est pas beaucoup… Enfin!… Qu’est-ce que tu ferais pour moi?

– Tout ce que tu voudras.

– Ferais-tu une malhonn?tet??

– Singuli?re fa?on de t’aimer!

– Il ne s’agit pas de cela. Le ferais-tu?

– Ce n’est jamais n?cessaire.

– Mais si moi, je le voulais?

– Tu aurais tort.

– Peut-?tre… Le ferais-tu?

Il voulait l’embrasser. Mais elle le repoussait.

– Le ferais-tu, oui ou non?

– Non, mon petit.

Elle lui tournait le dos, furieuse.

– Tu n’aimes pas, tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer.

– C’est bien possible, disait-il, avec bonhomie.

Il savait bien qu’il ?tait capable, tout comme un autre, de commettre, dans un instant de passion, une sottise, une malhonn?tet? peut-?tre, et, – qui sait? – davantage; mais il e?t trouv? honteux de s’en vanter froidement, et dangereux de l’avouer ? Ada. Un instinct l’avertissait que la ch?re ennemie se tenait ? l’aff?t, et prenait acte de ses moindres propos: il ne voulait pas lui donner prise contre lui.

D’autres fois, elle revenait ? la charge; elle lui demandait:

– M’aimes-tu parce que tu m’aimes, ou parce que je t’aime?

– Parce que je t’aime.

– Alors, si je ne t’aimais pas, tu m’aimerais encore?

– Oui.

– Et si j’aimais un autre, tu m’aimerais toujours?

– Ah! cela, je ne sais pas… Je ne crois pas… En tout cas, tu serais la derni?re personne ? qui j’irais-le dire.

– Qu’est-ce qu’il y aurait de chang??

– Beaucoup de choses. Moi, peut-?tre. S?rement, toi.

– Qu’est-ce que cela fait, que moi, je change?

– Cela fait tout. Je t’aime comme tu es. Si tu deviens une autre, je ne r?ponds plus de t’aimer.

– Tu n’aimes pas, tu n’aimes pas! Qu’est-ce que ces ergotages? On aime, ou on n’aime pas. Si tu m’aimes, tu dois m’aimer, telle que je suis, quoi que je fasse, toujours.

– Ce serait t’aimer comme une b?te.

– C’est comme cela que je veux ?tre aim?e.

– Alors, tu t’es tromp?e, dit-il en plaisantant, je ne suis pas ce que tu cherches. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Et je ne le veux pas.

– Tu es bien fier de ton intelligence! Tu aimes mieux ton intelligence que moi.

– Mais c’est toi que j’aime, ingrate, plus que tu ne t’aimes toi-m?me. Je t’aime d’autant plus que tu es plus belle et meilleure.

– Tu es un ma?tre d’?cole, dit-elle avec d?pit.

– Que veux-tu? J’aime ce qui est beau. Ce qui est laid me d?go?te.

– M?me chez moi?

– Surtout chez toi.

Elle tapa rageusement du pied:

– Je ne veux pas ?tre jug?e.

– Plains-toi donc de ce que je te juge et de ce que je t’aime, dit-il tendrement, pour l’apaiser.

Elle se laissa prendre dans ses bras, et daigna m?me sourire et permettre qu’il l’embrass?t. Mais apr?s un moment, quand il croyait qu’elle avait oubli?, elle demanda, inqui?te:

– Qu’est-ce que tu trouves de laid en moi?

Il se garda bien de le lui dire; il r?pondit l?chement:

– Je ne trouve rien de laid.

Elle r?fl?chit un moment, sourit, et dit:

– ?coute un peu, Christli, tu dis que tu n’aimes pas le mensonge?

– Je le m?prise.

– Tu as raison, dit-elle, je le m?prise aussi. Du reste, je suis bien tranquille, je ne mens jamais.

Il la regarda: elle ?tait sinc?re. Cette inconscience le d?sarmait.

– Alors, continua-t-elle, en lui passant les bras autour du cou, pourquoi m’en voudrais-tu si j’aimais un autre, et si je te le disais?

– Ne me tourmente pas toujours!

– Je ne te tourmente pas: je ne dis pas que j’aime un autre; je dis m?me que non… Mais plus tard, si j’aimais…?

– Eh bien, n’y pensons pas.

– Moi, je veux y penser… Tu ne m’en voudrais pas? Tu ne peux pas m’en vouloir?