Il ne s’?tait jamais trouv? ? pareille f?te; car chacun le comblait d’?gards, et les deux femmes, en bonnes amies, cherchaient ? se le voler l’une ? l’autre. Toutes deux lui firent la cour: Myrrha, avec des mani?res c?r?monieuses et des yeux sournois, le fr?lant de la jambe sous la table, – Ada, effront?ment, jouant de ses belles prunelles, de sa belle bouche, et de toutes les ressources de s?duction de sa belle personne. Ces coquetteries un peu grossi?res g?naient et troublaient Christophe. Ces deux filles hardies le changeaient des figures ingrates qui l’entouraient chez lui. Myrrha l’int?ressait, il la devinait plus intelligente que Ada; mais ses fa?ons obs?quieuses et son sourire ambigu lui causaient un m?lange d’attrait et de r?pulsion. Elle ne pouvait lutter contre le rayonnement de vie et de plaisir qui se d?gageait de Ada; et elle le savait bien. Quand elle vit que la partie ?tait perdue pour elle, elle n’insista point, se replia sur elle-m?me, continua de sourire, et, patiente, attendit son jour. Ada, se voyant ma?tresse du terrain, ne chercha pas ? pousser ses avantages; ce qu’elle en avait fait ?tait surtout pour d?plaire ? son amie: elle y avait r?ussi, elle ?tait satisfaite. Mais ? son jeu elle s’?tait prise elle-m?me. Dans les yeux de Christophe, elle sentait la passion qu’elle avait allum?e; et cette passion s’allumait en elle. Elle se tut, elle cessa ses agaceries vulgaires: ils se regard?rent en silence; ils avaient sur leur bouche le go?t de leur baiser. De temps en temps, par saccades, ils prenaient part bruyamment aux plaisanteries des autres convives; puis ils retombaient dans leur silence, se regardant ? la d?rob?e. ? la fin, ils ne se regardaient m?me plus, comme s’ils craignaient de se trahir. Absorb?s en eux-m?mes, ils couvaient leur d?sir.

Quand le repas fut fini, ils se dispos?rent ? partir. Ils avaient deux kilom?tres ? faire, ? travers bois, pour rejoindre la station du bateau. Ada se leva la premi?re, et Christophe la suivit. Ils attendirent sur le perron que les autres fussent pr?ts; – sans parler, c?te ? c?te, dans le brouillard ?pais que per?ait ? peine l’unique lanterne allum?e devant la porte de l’auberge. – Myrrha s’attardait devant le miroir.

Ada saisit la main de Christophe, et l’entra?na le long de la maison, vers le jardin, dans l’ombre. Sous un balcon, d’o? tombait une draperie de vigne vierge, ils se tinrent cach?s. Les lourdes t?n?bres les entouraient. Ils ne se voyaient m?me pas. Le vent remuait les cimes des sapins. Il sentait, enlac?s ? ses doigts, les doigts ti?des de Ada, et le parfum d’une fleur d’h?liotrope qu’elle avait ? son sein.

Brusquement, elle l’attira contre elle; la bouche de Christophe rencontra la chevelure de Ada, mouill?e par le brouillard, baisa ses yeux, ses cils, ses narines, et ses grasses pommettes, et le coin de sa bouche, cherchant, trouvant ses l?vres, y restant attach?e.

Les autres ?taient sortis. On appelait:

– Ada!…

Ils ?taient immobiles, ils respiraient ? peine, pressant l’un contre l’autre leur bouche et leur corps.

Ils entendirent Myrrha:

– Ils sont partis devant.

Les pas de leurs compagnons s’?loign?rent dans la nuit. Ils se serr?rent plus fort, en silence, ?touffant sur leurs l?vres un murmure passionn?.

Une horloge de village sonna au loin. Ils s’arrach?rent ? leur ?treinte. Il leur fallait bien vite courir ? la station. Sans un mot, ils se mirent en route, bras et mains enlac?s, r?glant leur marche sur le pas l’un de l’autre, – un petit pas rapide et d?cid?, comme elle. La route ?tait d?serte, la campagne vide d’?tres, ils ne voyaient pas ? dix pas devant eux; ils allaient, sereins et s?rs, dans la nuit bien-aim?e. Jamais ils ne butaient contre les cailloux du chemin. Comme ils ?taient en retard, ils prirent un raccourci. Le sentier, apr?s avoir descendu quelque temps au milieu des vignes, se mit ? remonter, et serpenta longuement sur le flanc de la colline. Ils entendaient, dans le brouillard, le bruissement du fleuve et les palettes sonores du bateau qui venait. Ils laiss?rent le chemin, et coururent ? travers champs. Ils se trouv?rent enfin sur la berge du Rhin, mais assez loin encore de la station. Leur s?r?nit? n’en fut pas alt?r?e. Ada avait oubli? sa fatigue du soir. Il leur semblait qu’ils auraient pu marcher toute la nuit, ainsi, sur l’herbe silencieuse, dans la brume flottante, plus humide et plus dense le long du fleuve envelopp? d’une blancheur lunaire. La sir?ne du bateau mugit, le monstre invisible s’?loigna lourdement. Ils dirent en riant:

– Nous prendrons le suivant.

Sur la gr?ve du fleuve, un doux remous de vagues vint se briser ? leurs pieds.

? l’embarcad?re du bateau, on leur dit:

– Le dernier vient de partir.

Le c?ur de Christophe battit. La, main de Ada serra plus fort le bras de son compagnon:

– Bah! dit-elle, il y en aura bien un, demain.

? quelques pas, dans un halo de brouillard, la lueur falote d’une lanterne accroch?e ? un poteau, sur une terrasse, au bord du fleuve. Un peu plus loin, quelques vitres ?clair?es, une petite auberge.

Ils entr?rent dans le jardin minuscule. Le sable gr?sillait sous leurs pas. Ils trouv?rent ? t?tons les marches de l’escalier. Dans la maison, quand ils entr?rent, on commen?ait ? ?teindre. Ada, au bras de Christophe, demanda une chambre. La pi?ce o? on les conduisit donnait sur le jardinet. Christophe, en se penchant ? la fen?tre, vit la lueur phosphorescente du fleuve, et l’?il de la lanterne, sur la vitre de laquelle s’?crasaient des moustiques aux grandes ailes. La porte se referma. Ada restait debout pr?s du lit, et souriait. Il n’osait la regarder. Elle ne le regardait pas non plus; mais ? travers ses cils, elle suivait tous les mouvements de Christophe. Le plancher craquait ? chaque pas. On entendait les moindres bruits de la maison. Ils s’assirent sur le lit, et s’?treignirent en silence.

*

La lueur vacillante du jardin s’est ?teinte. Tout s’est ?teint…

La nuit… Le gouffre… Ni lumi?re, ni conscience… L’?tre. La force de l’?tre, obscure et d?vorante. La toute-puissante joie. La d?chirante joie. La joie qui aspire l’?tre, comme le vide la pierre. La trombe de d?sir qui suce la pens?e. L’absurde et d?lirante Loi des mondes aveugles et ivres qui roulent dans la nuit…

La nuit… Leur souffle m?l?, la ti?deur dor?e des deux corps qui se fondent, les ab?mes de torpeur o? ils tombent ensemble… la nuit qui est des nuits, les heures qui sont des si?cles, les secondes qui sont la mort… Les r?ves en commun, les paroles ? yeux clos, les doux et furtifs contacts des pieds nus qui se cherchent ? demi-endormis, les larmes et les rires, le bonheur de s’aimer dans le vide des choses, de partager ensemble le n?ant du sommeil, les images tumultueuses qui flottent dans le cerveau, les hallucinations de la nuit bruissante… Le Rhin clapote dans une anse, au pied de la maison; dans le lointain, ses flots sur des brisants font comme une petite pluie qui tombe sur le sable. Le ponton du bateau craque et geint sous la pes?e de l’eau. La cha?ne qui l’attache se tend et se d?tend avec un cliquetis de ferrailles us?es. La voix du fleuve monte, elle remplit la chambre. Le lit semble une barque. Ils sont entra?n?s, c?te ? c?te, par le courant vertigineux, – suspendus dans le vide, comme un oiseau qui plane. La nuit devient plus noire, et le vide plus vide. Ils se serrent plus ?troitement l’un contre l’autre. Ada pleure, Christophe perd conscience, ils disparaissent tous deux sous les flots de la nuit…

La nuit… La mort… – Pourquoi revivre?…

La lueur du petit jour frotte les vitres mouill?es. La lueur de la vie se rallume dans les corps alanguis. Il s’?veille. Les yeux de Ada le regardent. Leurs t?tes sont appuy?es sur le m?me oreiller. Leurs bras sont li?s. Leurs l?vres se touchent. Une vie tout enti?re passe en quelques minutes: des journ?es de soleil, de grandeur et de calme…

«O? suis-je? Et suis-je deux? Suis-je encore? Je ne sens plus mon ?tre. L’infini m’entoure: j’ai l’?me d’une statue, aux larges yeux tranquilles, pleins d’une paix olympienne…»

Ils retombent dans les si?cles de sommeil. Et les bruits familiers de l’aube, les cloches lointaines, une barque qui passe, deux rames d’o? l’eau s’?goutte, les pas sur le chemin, caressent sans le troubler leur bonheur endormi, en leur rappelant qu’ils vivent, et le leur faisant go?ter…

*

Le bateau qui s’?brouait devant la fen?tre arracha Christophe ? sa torpeur. Ils ?taient convenus de partir ? sept heures, afin d’?tre revenus en ville, ? temps pour leurs occupations habituelles. Il chuchota:

– Entends-tu?

Elle ne rouvrit pas les yeux, elle sourit, elle avan?a les l?vres, elle fit un effort pour l’embrasser, puis laissa retomber sa t?te sur l’?paule de Christophe… Par les carreaux de la fen?tre, il vit glisser sur le ciel blanc la chemin?e du bateau, la passerelle vide, et des torrents de fum?e. Il s’engourdit de nouveau…

Une heure s’enfuit, sans qu’il s’en aper??t. En l’entendant sonner, il eut un sursaut de surprise:

– Ada!… dit-il doucement dans l’oreille de son amie. Hedi! r?p?ta-t-il. Il est huit heures.

Les yeux toujours ferm?s, elle fron?a les sourcils et la bouche avec mauvaise humeur.

– Oh! laisse-moi dormir! dit-elle.

Et, se d?gageant de ses bras, en soupirant de fatigue, elle lui tourna le dos, et se rendormit de l’autre c?t?.

Il resta ?tendu aupr?s d’elle. Une chaleur ?gale coulait dans leurs deux corps. Il se mit ? r?ver. Son sang coulait ? flots larges et calmes. Ses sens limpides percevaient les moindres impressions avec une fra?cheur ing?nue. Il jouissait de sa force et de son adolescence. Il avait, sans le vouloir, la fiert? d’?tre un homme. Il souriait ? son bonheur, et il se sentait seul: seul, comme il avait toujours ?t?, plus seul encore peut-?tre, mais sans aucune tristesse, d’une solitude divine. Plus de fi?vre. Plus d’ombres. La nature librement pouvait se refl?ter dans son ?me sereine. ?tendu sur le dos, en face de la fen?tre, les yeux noy?s dans l’air ?blouissant de brouillards lumineux, il souriait: