Il s’était avancé, le revolver toujours braqué sur le jeune homme, et il parlait sourdement, en martelant ses syllabes, avec un accent d’une incroyable énergie. L’œil était dur, le sourire cruel. Beautrelet frissonna. C’était la première fois qu’il éprouvait la sensation du danger. Et quel danger ! Il se sentait en face d’un ennemi implacable, d’une force aveugle et irrésistible.
– Et après ? dit-il, la voix étranglée.
– Après ? rien… Tu seras libre…
Un silence. Brédoux reprit :
– Plus qu’une minute. Il faut te décider. Allons, mon bonhomme, pas de bêtises… Nous sommes les plus forts, toujours et partout… Vite, le papier…
Isidore ne bronchait pas, livide, terrifié, maître de lui pourtant, et le cerveau lucide, dans la débâcle de ses nerfs. À vingt centimètres de ses yeux, le petit trou noir du revolver s’ouvrait. Le doigt replié pesait visiblement sur la détente. Il suffisait d’un effort encore…
– Le papier, répéta Brédoux… Sinon…
– Le voici, dit Beautrelet.
Il tira de sa poche son portefeuille et le tendit au greffier qui s’en empara.
– Parfait ! Nous sommes raisonnable. Décidément, il y a quelque chose à faire avec toi… un peu froussard, mais du bon sens. J’en parlerai aux camarades. Et maintenant, je file. Adieu.
Il rentra son revolver et tourna l’espagnolette de la fenêtre. Du bruit résonna dans le couloir.
– Adieu, fit-il, de nouveau… il n’est que temps.
Mais une idée l’arrêta. D’un geste il vérifia le portefeuille.
– Tonnerre… grinça-t-il, le papier n’y est pas… Tu m’as roulé.
Il sauta dans la pièce. Deux coups de feu retentirent. Isidore à son tour avait saisi son pistolet et il tirait.
– Raté, mon bonhomme, hurla Brédoux, ta main tremble… tu as peur…
Ils s’empoignèrent à bras-le-corps et roulèrent sur le parquet. À la porte on frappait à coups redoublés.
Isidore faiblit, tout de suite dominé par son adversaire. C’était la fin. Une main se leva au-dessus de lui, armée d’un couteau, et s’abattit. Une violente douleur lui brûla l’épaule. Il lâcha prise.
Il eut l’impression qu’on fouillait dans la poche intérieure de son veston et qu’on saisissait le document. Puis, à travers le voile baissé de ses paupières, il devina l’homme qui franchissait le rebord de la fenêtre…
Les mêmes journaux qui, le lendemain matin, relataient les derniers épisodes survenus au château d’Ambrumésy, le truquage de la chapelle, la découverte du cadavre d’Arsène Lupin et du cadavre de Raymonde, et enfin le meurtre de Beautrelet par Brédoux, greffier du juge d’instruction, les mêmes journaux annonçaient les deux nouvelles suivantes :
La disparition de Ganimard, et l’enlèvement, en plein jour, au cœur de Londres, alors qu’il allait prendre le train pour Douvres, l’enlèvement d’Herlock Sholmès.
Ainsi donc, la bande de Lupin, un instant désorganisée par l’extraordinaire ingéniosité d’un gamin de dix-sept ans, reprenait l’offensive, et du premier coup, partout et sur tous les points, demeurait victorieuse. Les deux grands adversaires de Lupin, Sholmès et Ganimard supprimés. Beautrelet, hors de combat. Plus personne qui fût capable de lutter contre de tels ennemis.
Six semaines après, un soir, j’avais donné congé à mon domestique. C’était la veille du 14 juillet. Il faisait une chaleur d’orage, et l’idée de sortir ne me souriait guère. Les fenêtres de mon balcon ouvertes, ma lampe de travail allumée, je m’installai dans un fauteuil et, n’ayant pas encore lu les journaux, je ne mis à les parcourir. Bien entendu on y parlait d’Arsène Lupin. Depuis la tentative de meurtre dont le pauvre Isidore Beautrelet avait été victime, il ne s’était pas passé un jour sans qu’il fût question de l’affaire d’Ambrumésy. Une rubrique quotidienne lui était consacrée. Jamais l’opinion publique n’avait été surexcitée à ce point par une telle série d’événements précipités, de coups de théâtre inattendus et déconcertants. M. Filleul qui, décidément, acceptait, avec une bonne foi méritoire, son rôle de subalterne, avait confié aux interviewers les exploits de son jeune conseiller pendant les trois jours mémorables, de sorte que l’on pouvait se livrer aux suppositions les plus téméraires.
On ne s’en privait pas. Spécialistes et techniciens du crime, romanciers et dramaturges, magistrats et anciens chefs de la Sûreté, MM. Lecocq retraités et Herlock Sholmès en herbe, chacun avait sa théorie et la délayait en copieux articles. Chacun reprenait et complétait l’instruction. Et tout cela sur la parole d’un enfant, d’Isidore Beautrelet, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.
Car vraiment, il fallait bien le dire, on possédait les éléments complets de la vérité. Le mystère… en quoi consistait-il ? On connaissait la cachette où Arsène Lupin s’était réfugié et où il avait agonisé, et, là-dessus, aucun doute : le docteur Delattre, qui se retranchait toujours derrière le secret professionnel, et qui se refusa à toute déposition, avoua cependant à ses intimes – dont le premier soin fut de parler – que c’était bien dans une crypte qu’il avait été amené, près d’un blessé que ses complices lui présentèrent sous le nom d’Arsène Lupin. Et comme, dans cette même crypte, on avait retrouvé le cadavre d’Étienne de Vaudreix, lequel Étienne de Vaudreix était bel et bien Arsène Lupin, ainsi que l’instruction le prouva, l’identité d’Arsène Lupin et du blessé recevait encore là un supplément de démonstration.
Donc, Lupin mort, le cadavre de Mlle de Saint-Véran reconnu grâce à la gourmette qu’elle portait au poignet, le drame était fini.
Il ne l’était pas. Il ne l’était pour personne, puisque Beautrelet avait dit le contraire. On ne savait point en quoi il n’était pas fini, mais, sur la parole du jeune homme, le mystère demeurait entier. Le témoignage de la réalité ne prévalait pas contre l’affirmation d’un Beautrelet. Il y avait quelque chose que l’on ignorait, et ce quelque chose, on ne doutait point qu’il ne fût en mesure de l’expliquer victorieusement.
Aussi avec quelle anxiété on attendit, au début, les bulletins de santé que publiaient les médecins de Dieppe auxquels le comte confia le malade ! Quelle désolation, durant les premiers jours, quand on crut sa vie en danger ! Et quel enthousiasme le matin où les journaux annoncèrent qu’il n’y avait plus rien à craindre ! Les moindres détails passionnaient la foule. On s’attendrissait à le voir soigné par son vieux père, qu’une dépêche avait mandé en toute hâte, et l’on admirait le dévouement de Mlle de Gesvres qui passa des nuits au chevet du blessé.
Après, ce fut la convalescence rapide et joyeuse. Enfin on allait savoir ! On saurait ce que Beautrelet avait promis de révéler à M. Filleul, et les mots définitifs que le couteau du criminel l’avait empêché de prononcer ! Et l’on saurait aussi tout ce qui, en dehors du drame lui-même, demeurait impénétrable ou inaccessible aux efforts de la justice.
Beautrelet, libre, guéri de sa blessure, on aurait une certitude quelconque sur le sieur Harlington, l’énigmatique complice d’Arsène Lupin, que l’on détenait toujours à la prison de la Santé. On apprendrait ce qu’était devenu après le crime le greffier Brédoux, cet autre complice dont l’audace avait été vraiment effarante.
Beautrelet libre, on pourrait se faire une idée précise sur la disparition de Ganimard et sur l’enlèvement de Sholmès. Comment deux attentats de cette sorte avaient-ils pu se produire ? Les détectives anglais, aussi bien que leurs collègues de France, ne possédaient aucun indice à ce sujet. Le dimanche de la Pentecôte, Ganimard n’était pas rentré chez lui, le lundi non plus, et point davantage depuis six semaines.
À Londres, le lundi de la Pentecôte, à quatre heures du soir, Herlock Sholmès prenait un cab pour se rendre à la gare. À peine était-il monté qu’il essayait de descendre, averti probablement du péril. Mais deux individus escaladaient la voiture à droite et à gauche, le renversaient et le maintenaient entre eux, sous eux plutôt, vu l’exiguïté du véhicule. Et cela devant dix témoins, qui n’avaient pas le temps de s’interposer. Le cab s’enfuit au galop. Après ? Après, rien. On ne savait rien.