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– Des excuses ! Et pourquoi, Seigneur ?

– Pour la brutalité dont le sieur Brédoux a fait preuve à votre endroit.

– J’avoue que l’acte m’a surpris. Ce n’était pas la manière d’agir habituelle à Lupin. Un coup de couteau…

– Aussi n’y suis-je pour rien. Le sieur Brédoux est une nouvelle recrue. Mes amis, pendant le temps qu’ils ont eu la direction de nos affaires, ont pensé qu’il pouvait nous être utile de gagner à notre cause le greffier même du juge qui menait l’instruction.

– Vos amis n’avaient pas tort.

– En effet, Brédoux que l’on avait spécialement attaché à votre personne nous fut précieux. Mais, avec cette ardeur propre à tout néophyte qui veut se distinguer, il poussa le zèle un peu loin, et contraria mes plans en se permettant, de sa propre initiative, de vous frapper.

– Oh ! c’est là un petit malheur.

– Mais non, mais non, et je l’ai sévèrement réprimandé. Je dois dire, cependant, en sa faveur, qu’il a été pris au dépourvu par la rapidité inattendue de votre enquête. Vous nous eussiez laissé quelques heures de plus que vous auriez échappé à cet attentat impardonnable.

– Et que j’aurais eu le grand avantage, sans doute, de subir le sort de MM. Ganimard et Sholmès ?

– Précisément, fit Lupin en riant de plus belle. Et moi, je n’aurais pas connu les affres cruelles que votre blessure m’a causées. J’ai passé là, je vous le jure, des heures atroces, et, aujourd’hui encore, votre pâleur m’est un remords cuisant. Vous ne m’en voulez plus ?

– La preuve de confiance, répondit Beautrelet, que vous me donnez en vous livrant à moi sans condition, – il m’eût été si facile d’amener quelques amis de Ganimard ! – cette preuve de confiance efface tout.

Parlait-il sérieusement ? J’avoue que j’étais fort dérouté. La lutte entre ces deux hommes commençait d’une façon à laquelle je ne comprenais rien. Moi qui avais assisté à la première rencontre de Lupin et de Sholmès[2], dans le café de la gare du Nord, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler l’allure hautaine des deux combattants, le choc effrayant de leur orgueil sous la politesse de leurs manières, les rudes coups qu’ils se portaient, leurs feintes, leur arrogance.

Ici, rien de pareil, Lupin, lui, n’avait pas changé. Même tactique et même affabilité narquoise. Mais à quel étrange adversaire il se heurtait ! Était-ce même un adversaire ? Vraiment il n’en avait ni le ton ni l’apparence. Très calme, mais d’un calme réel, qui ne masquait pas l’emportement d’un homme qui se contient, très poli mais sans exagération, souriant mais sans raillerie, il offrait avec Arsène Lupin le plus parfait contraste, si parfait même que Lupin me semblait aussi dérouté que moi.

Non, sûrement, Lupin n’avait pas en face de cet adolescent frêle, aux joues roses de jeune fille, aux yeux candides et charmants, non, Lupin n’avait pas son assurance ordinaire. Plusieurs fois, j’observai en lui des traces de gêne. Il hésitait, n’attaquait pas franchement, perdait du temps en phrases doucereuses et en mièvreries.

On aurait dit aussi qu’il lui manquait quelque chose. Il avait l’air de chercher, d’attendre. Quoi ? Quel secours ?

On sonna de nouveau. De lui-même, et vivement, il alla ouvrir.

Il revint avec une lettre.

– Vous permettez, Messieurs ? nous demanda-t-il.

Il décacheta la lettre. Elle contenait un télégramme. Il le lut.

Ce fut en lui comme une transformation. Son visage s’éclaira, sa taille se redressa, et je vis les veines de son front qui se gonflaient. C’était l’athlète que je retrouvais, le dominateur, sûr de lui, maître des événements et maître des personnes. Il étala le télégramme sur la table, et le frappant d’un coup de poing, s’écria :

– Maintenant, monsieur Beautrelet, à nous deux !

Beautrelet se mit en posture d’écouter, et Lupin commença, d’une voix mesurée, mais sèche et volontaire :

– Jetons bas les masques, n’est-ce pas, et plus de fadeurs hypocrites. Nous sommes deux ennemis qui savons parfaitement à quoi nous en tenir l’un sur l’autre, c’est en ennemis que nous agissons l’un envers l’autre, et c’est par conséquent en ennemis que nous devons traiter l’un avec l’autre.

– Traiter ? fit Beautrelet surpris.

– Oui, traiter. Je n’ai pas dit ce mot au hasard, et je le répète, quoi qu’il m’en coûte. Et il m’en coûte beaucoup. C’est la première fois que je l’emploie vis-à-vis d’un adversaire. Mais aussi, je vous le dis tout de suite, c’est la dernière fois. Profitez-en. Je ne sortirai d’ici qu’avec une promesse de vous. Sinon, c’est la guerre.

Beautrelet semblait de plus en plus surpris. Il dit gentiment

– Je ne m’attendais pas à cela… vous me parlez si drôlement ! C’est si différent de ce que je croyais !… Oui, je vous imaginais tout autre… Pourquoi de la colère ? des menaces ? Sommes-nous donc ennemis parce que les circonstances nous opposent l’un à l’autre ? Ennemis… pourquoi ?

Lupin parut un peu décontenancé, mais il ricana en se penchant sur le jeune homme :

– Écoutez, mon petit, il ne s’agit pas de choisir ses expressions. Il s’agit d’un fait, d’un fait certain, indiscutable. Celui-ci : depuis dix ans, je ne me suis pas encore heurté à un adversaire de votre force ; avec Ganimard, avec Herlock Sholmès, j’ai joué comme avec des enfants. Avec vous, je suis obligé de me défendre, je dirai plus, de reculer. Oui, à l’heure présente, vous et moi, nous savons très bien que je dois me considérer comme le vaincu. Isidore Beautrelet l’emporte sur Arsène Lupin. Mes plans sont bouleversés. Ce que j’ai tâché de laisser dans l’ombre, vous l’avez mis en pleine lumière. Vous me gênez, vous me barrez le chemin. Eh bien ! j’en ai assez… Brédoux vous l’a dit inutilement. Moi, je vous le redis, en insistant pour que vous en teniez compte. J’en ai assez.

Beautrelet hocha la tête.

– Mais, enfin, que voulez-vous ?

– La paix ! chacun chez soi, dans son domaine.

– C’est-à-dire, vous, libre de cambrioler à votre aise, et moi, libre de retourner à mes études.

– À vos études… à ce que vous voudrez… cela ne me regarde pas… Mais, vous me laisserez la paix… je veux la paix…

– En quoi puis-je la troubler maintenant ?

Lupin lui saisit la main avec violence.

– Vous le savez bien ! Ne feignez pas de ne pas le savoir. Vous êtes actuellement possesseur d’un secret auquel j’attache la plus haute importance. Ce secret, vous étiez en droit de le deviner, mais vous n’avez aucun titre à le rendre public.

– Êtes-vous sûr que je le connaisse ?

– Vous le connaissez, j’en suis sûr : jour par jour, heure par heure, j’ai suivi la marche de votre pensée et les progrès de votre enquête. À l’instant même où Brédoux vous a frappé, vous alliez tout dire. Par sollicitude pour votre père, vous avez ensuite retardé vos révélations. Mais aujourd’hui elles sont promises au journal que voici. L’article est prêt. Dans une heure il sera composé. Demain il paraît.

– C’est juste.

Lupin se leva, et coupant l’air d’un geste de sa main :

– Il ne paraîtra pas, s’écria-t-il.

– Il paraîtra, fit Beautrelet qui se leva d’un coup.

Enfin les deux hommes étaient dressés l’un contre l’autre. J’eus l’impression d’un choc, comme s’ils s’étaient empoignés à bras-le-corps. Une énergie subite enflammait Beautrelet. On eût dit qu’une étincelle avait allumé en lui des sentiments nouveaux, l’audace, l’amour-propre, la volupté de la lutte, l’ivresse du péril.

Quant à Lupin je sentais au rayonnement de son regard sa joie de duelliste qui rencontre enfin l’épée du rival détesté.

– L’article est donné ?

– Pas encore.

– Vous l’avez là… sur vous ?

– Pas si bête ! Je ne l’aurais déjà plus.

– Alors ?

– C’est un des rédacteurs qui l’a, sous double enveloppe. Si à minuit je ne suis pas au journal, il le fait composer.

– Ah ! le gredin, murmura Lupin, il a tout prévu.

Sa colère fermentait, visible, terrifiante.