Elle contenait ces lignes :
« Deuxième avertissement. Tais-toi. Sinon… »
« Allons, murmura-t-il, il va falloir prendre quelques précautions pour ma sûreté personnelle. Sinon, comme ils disent… »
Il était neuf heures ; il se promena parmi les ruines, puis s’allongea près de l’arcade et ferma les yeux.
– Eh bien ! jeune homme, êtes-vous content de votre campagne ?
C’était M. Filleul qui arrivait à l’heure fixée.
– Enchanté, Monsieur le juge d’instruction.
– Ce qui veut dire ?
– Ce qui veut dire que je suis prêt à tenir ma promesse, malgré cette lettre qui ne m’y engage guère.
Il montra la lettre à M. Filleul.
– Bah ! des histoires, s’écria celui-ci, et j’espère que cela ne vous empêchera pas…
– De vous dire ce que je sais ? Non, Monsieur le juge d’instruction. J’ai promis : je tiendrai. Avant dix minutes, nous saurons… une partie de la vérité.
– Une partie ?
– Oui, à mon sens, la cachette de Lupin, cela ne constitue pas tout le problème. Mais pour la suite, nous verrons.
– Monsieur Beautrelet, rien ne m’étonne de votre part. Mais comment avez-vous pu découvrir ?…
– Oh ! tout naturellement. Il y a dans la lettre du sieur Harlington à M. Étienne de Vaudreix, ou plutôt à Lupin…
– La lettre interceptée ?
– Oui. Il y a une phrase qui m’a toujours intrigué. C’est celle-ci : « À l’envoi des tableaux, vous joindrez le reste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort. »
– En effet, je me souviens.
– Quel était ce reste ? Un objet d’art, une curiosité ? Le château n’offrait rien de précieux que les Rubens et les tapisseries. Des bijoux ? Il y en a fort peu et de valeur médiocre. Alors quoi ? Et, d’autre part, pouvait-on admettre que des gens comme Lupin, d’une habileté aussi prodigieuse, n’eussent pas réussi à joindre à l’envoi ce reste, qu’ils avaient évidemment proposé ? Entreprise difficile, c’est probable, exceptionnelle, soit, mais possible, donc certaine, puisque Lupin le voulait.
– Cependant, il a échoué : rien n’a disparu.
– Il n’a pas échoué : quelque chose a disparu.
– Oui, les Rubens… mais…
– Les Rubens, et autre chose… quelque chose que l’on a remplacé par une chose identique, comme on a fait pour les Rubens, quelque chose de beaucoup plus extraordinaire, de plus rare et de plus précieux que les Rubens.
– Enfin, quoi ? vous me faites languir.
Tout en marchant à travers les ruines, les deux hommes s’étaient dirigés vers la petite porte et longeaient la Chapelle-Dieu.
Beautrelet s’arrêta.
— Vous voulez le savoir, Monsieur le juge d’instruction ?
– Si je le veux !
Beautrelet avait une canne à la main, un bâton solide et noueux. Brusquement, d’un revers de cette canne, il fit sauter en éclats l’une des statuettes qui ornaient le portail de la chapelle.
– Mais vous êtes fou clama M. Filleul, hors de lui, et en se précipitant vers les morceaux de la statuette. Vous êtes fou ! ce vieux saint était admirable…
– Admirable ! proféra Isidore en exécutant un moulinet qui jeta bas la Vierge Marie.
M. Filleul l’empoigna à bras-le-corps.
– Jeune homme, je ne vous laisserai pas commettre…
Un roi mage encore voltigea, puis une crèche avec l’Enfant Jésus…
– Un mouvement de plus et je tire.
Le comte de Gesvres était survenu et armait son revolver.
Beautrelet éclata de rire.
– Tirez donc là-dessus, Monsieur le comte… tirez là-dessus, comme à la foire… Tenez… ce bonhomme qui porte sa tête à pleines mains.
Le saint Jean-Baptiste sauta.
– Ah ! fit le comte… en braquant son revolver, une telle profanation !… de pareils chefs-d’œuvre !
– Du toc, Monsieur le comte !
– Quoi ? Que dites-vous ? hurla M. Filleul, tout en désarmant le comte.
– Du toc, du carton-pâte !
– Ah ! ça… est-ce possible ?
– Du soufflé ! du vide ! du néant !
Le comte se baissa et ramassa un débris de statuette.
– Regardez bien, Monsieur le comte… du plâtre ! du plâtre patiné, moisi, verdi comme de la pierre ancienne… mais du plâtre, des moulages de plâtre… voilà tout ce qui reste du pur chef-d’œuvre… voilà ce qu’ils ont fait en quelques jours !… voilà ce que le sieur Charpenais, le copiste des Rubens, a préparé, il y a un an.
À son tour, il saisit le bras de M. Filleul.
– Qu’en pensez-vous, Monsieur le juge d’instruction ? Est-ce beau ? est-ce énorme ? gigantesque ? la chapelle enlevée ! Toute une chapelle gothique recueillie pierre par pierre ! Tout un peuple de statuettes, captivé ! et remplacé par des bonshommes en stuc ! un des plus magnifiques spécimens d’une époque d’art incomparable, confisqué ! la Chapelle-Dieu, enfin, volée ! N’est-ce pas formidable ! Ah ! Monsieur le juge d’instruction, quel génie que cet homme !
– Vous vous emballez, monsieur Beautrelet.
– On ne s’emballe jamais trop, Monsieur, quand il s’agit de pareils individus. Tout ce qui dépasse la moyenne vaut qu’on l’admire. Et celui-là plane au-dessus de tout. Il y a dans ce vol une richesse de conception, une force, une puissance, une adresse et une désinvolture qui me donnent le frisson.
– Dommage qu’il soit mort, ricana M. Filleul… sans quoi il eût fini par voler les tours de Notre-Dame.
Isidore haussa les épaules.
– Ne riez pas, Monsieur. Même mort, celui-là vous bouleverse.
– Je ne dis pas… monsieur Beautrelet, et j’avoue que ce n’est pas sans une certaine émotion que je m’apprête à le contempler… si toutefois ses camarades n’ont pas fait disparaître son cadavre.
– Et en admettant surtout, remarqua le comte de Gesvres, que ce fut bien lui que blessa ma pauvre nièce.
– Ce fut bien lui, Monsieur le comte, affirma Beautrelet, ce fut bien lui qui tomba dans les ruines sous la balle que tira Mlle de Saint-Véran ; ce fut lui qu’elle vit se relever, et qui retomba encore, et qui se traîna vers la grande arcade pour se relever une dernière fois – cela par un miracle dont je vous donnerai l’explication tout à l’heure – et parvenir jusqu’à ce refuge de pierre… qui devait être son tombeau.
Et de sa canne, il frappa le seuil de la chapelle.
– Hein ? Quoi ? s’écria M. Filleul stupéfait… son tombeau ?… Vous croyez que cette impénétrable cachette…
– Elle se trouve ici… là…, répéta-t-il.
– Mais nous l’avons fouillée.
– Mal.
– Il n’y a pas de cachette ici, protesta M. de Gesvres. Je connais la chapelle.
– Si, Monsieur le comte, il y en a une. Allez à la mairie de Varengeville, où l’on a recueilli tous les papiers qui se trouvaient dans l’ancienne paroisse d’Ambrumésy, et vous apprendrez, par ces papiers datés du XVIIIe siècle, qu’il existait sous la chapelle une crypte. Cette crypte remonte, sans doute, à la chapelle romane, sur l’emplacement de laquelle celle-ci fut construite.
– Mais, comment Lupin aurait-il connu ce détail ? demanda M. Filleul.
– D’une façon fort simple, par les travaux qu’il dut exécuter pour enlever la chapelle.
– Voyons, voyons, monsieur Beautrelet, vous exagérez… Il n’a pas enlevé toute la chapelle. Tenez, aucune de ces pierres d’assise n’a été touchée.
– Evidemment, il n’a moulé et il n’a pris que ce qui avait une valeur artistique, les pierres travaillées, les sculptures, les statuettes, tout le trésor des petites colonnes et des ogives ciselées. Il ne s’est pas occupé de la base même de l’édifice. Les fondations restent.
– Par conséquent, monsieur Beautrelet, Lupin n’a pu pénétrer jusqu’à la crypte.
À ce moment, M. de Gesvres, qui avait appelé l’un de ses domestiques, revenait avec la clef de la chapelle. Il ouvrit la porte. Les trois hommes entrèrent.
Après un instant d’examen, Beautrelet reprit :
– … Les dalles du sol, comme de raison, ont été respectées. Mais il est facile de se rendre compte que le maître-autel n’est plus qu’un moulage. Or, généralement, l’escalier qui descend aux cryptes s’ouvre devant le maître-autel et passe sous lui.