Gaskill m’a ouvert la porte et m’a guidée jusqu’à la partie open space du poste, où il y avait environ une douzaine d’officiers de police. Un ou deux parmi eux m’ont rapidement observée, avec peut-être une once d’intérêt ou de dédain, je ne saurais dire. Nous avons traversé le poste de police jusqu’au couloir et, là, je l’ai vu qui marchait vers moi, escorté par Riley : Scott Hipwell. Il venait de passer la porte principale. Malgré sa tête baissée, j’ai immédiatement su que c’était lui. Il a levé les yeux et salué Gaskill d’un signe du menton, avant de me considérer brièvement. Un instant, nos regards se sont croisés et j’aurais juré qu’il m’avait reconnue. J’ai repensé à ce matin où je l’avais vu sur le balcon, tourné vers la voie ferrée, et où j’avais senti qu’il me regardait. Nous nous sommes croisés dans le couloir. Il est passé si près que j’aurais pu le toucher – il était si beau, en chair et en os, les traits tirés et tendu comme un ressort, irradiant une énergie nerveuse. Alors que nous arrivions au hall d’entrée, je me suis retournée pour le voir à nouveau, certaine d’avoir senti ses yeux posés sur moi, mais c’était Riley qui m’observait.
J’ai pris le train pour Londres et je suis allée à la bibliothèque. J’ai lu tous les articles que j’ai pu trouver sur cette affaire, mais je n’ai rien appris de plus. J’ai cherché des adresses de thérapeutes qui pratiquent l’hypnose à Ashbury, sans aller plus loin – c’est très cher et rien ne prouve que ça puisse aider à retrouver des souvenirs. Mais, à force de lire les témoignages de gens qui prétendaient avoir recouvré la mémoire grâce à l’hypnose, je me suis rendu compte que la réussite m’effrayait plus que l’échec. J’ai peur de ce que je pourrais apprendre à propos de ce fameux samedi soir, mais aussi de tout le reste. Je ne suis pas sûre de pouvoir supporter de revivre toutes les choses idiotes et affreuses que j’ai faites, d’entendre à nouveau les mots que j’ai prononcés sous le coup de la colère, de revoir l’expression de Tom lorsqu’il les a entendus. Je n’ai pas le courage de m’aventurer dans ces ténèbres.
J’ai hésité à envoyer un nouvel e-mail à Scott, mais ça ne servirait à rien. Mon entrevue de ce matin avec Gaskill m’a prouvé que la police me prenait au sérieux. Je n’ai plus de rôle à jouer dans cette histoire, il faut que je l’accepte. Et je peux me dire que, au moins, j’aurai aidé, parce que je n’arrive pas à croire que ce soit une coïncidence que Megan ait disparu le lendemain du jour où je l’ai vue avec cet homme.
Au son d’un clic et d’un pétillement joyeux, j’ouvre ma deuxième canette de gin tonic et, avec une vague de fierté, je réalise que je n’ai pas pensé à Tom de la journée. Enfin, jusqu’à maintenant. J’ai pensé à Scott, à Gaskill, à A, à l’homme du train. Tom est passé en cinquième position. Je prends une gorgée avec le sentiment que j'ai, enfin, quelque chose à fêter. Je sais que tout va s’arranger, que je vais être heureuse. Il n’y en a plus pour longtemps.
Samedi 20 juillet 2013
Matin
Je suis irrécupérable. Je me réveille avec la sensation écrasante d’un problème, un sentiment de honte, et je comprends immédiatement que j’ai fait une bêtise. Je retrouve mon rituel, ce rituel qui m’est tristement familier : j’essaie de me souvenir de ce que j’ai fait, exactement. J’ai envoyé un e-mail. C’est ça.
Au cours de la nuit dernière, Tom a fini par remonter en tête de la liste des hommes auxquels je pense, et je lui ai envoyé un e-mail. Mon ordinateur portable m’attend, posé par terre à côté de mon lit, accusateur. Je l’enjambe pour me rendre dans la salle de bains, où je bois au robinet en m’examinant hâtivement dans la glace.
Je n’ai pas l’air en forme. Mais bon, trois jours, ce n’est déjà pas si mal, et puis je vais recommencer dès aujourd’hui. Je reste une éternité sous la douche, je baisse la température de l’eau au fur et à mesure jusqu’à ce qu’elle soit glacée. On ne peut pas se mettre tout de suite sous une douche froide, c’est trop violent, trop brutal, mais, si on y va petit à petit, on s’en rend à peine compte. C’est comme l’histoire de la grenouille dans l’eau bouillante, mais à l’envers. L’eau fraîche apaise ma peau ; elle atténue la brûlure des coupures sur mon crâne et au-dessus de mon œil.
J’emporte mon ordinateur au rez-de-chaussée et je me prépare une tasse de thé. Il y a une minuscule chance que j’aie écrit un e-mail à Tom et que je ne l’aie pas envoyé. Je prends une grande inspiration et j’ouvre ma boîte de réception Gmail. Je suis soulagée de voir que je n’ai pas de nouveau message. Mais, quand je clique sur le dossier « Éléments envoyés », la preuve est là : je lui ai effectivement écrit, c'est juste qu'il n'a pas répondu. Pas encore. Le message est parti peu après vingt-trois heures, hier soir. À ce moment-là, ça faisait plusieurs heures que je buvais. L’adrénaline et la gaieté que je ressentais au début avaient dû se dissiper depuis un bon bout de temps. Je clique sur le message.
Tu veux bien dire à ta femme d’arrêter de raconter des mensonges à la police à mon sujet ? C’est d’une bassesse, d’essayer de me créer des ennuis, tu ne trouves pas ? De dire à la police que je suis obsédée par elle et par sa sale gamine ? Ce n’est pas le centre du monde. Dis-lui de me foutre la paix.
Je ferme les yeux et j’abaisse d’un coup sec l’écran de l’ordinateur. Je me recroqueville littéralement, mon corps se replie sur lui-même. Je voudrais rapetisser, disparaître. Et j’ai peur, aussi, parce que, si Tom décide de montrer ça à la police, alors je risque vraiment d’avoir des problèmes. Si Anna rassemble des éléments pour prouver que je suis vindicative et obsessionnelle, ce message pourrait devenir une pièce maîtresse du dossier. Et pourquoi ai-je mentionné leur petite fille ? Quel genre de personne irait faire ça ? Je ne lui souhaite aucun mal – jamais je ne souhaiterais de mal à un enfant, n’importe lequel, encore moins celui de Tom. Je ne me comprends pas, je ne comprends pas la personne que je suis devenue. Bon sang ! il doit me détester. Je me déteste moi-même, je déteste cette version de moi, ou, en tout cas, celle qui a rédigé cet e-mail, hier soir. On ne dirait même pas que c’est moi, parce que je ne suis pas comme ça, je ne suis pas haineuse.
À moins que… ? Je tâche de ne pas repenser aux pires fois, mais, dans ces moments-là, les souvenirs s’accumulent dans ma tête. Une autre dispute, vers la fin : après une fête, après que j’ai perdu connaissance, Tom me raconte comment j’ai agi la veille, comment je l’ai encore humilié en insultant la femme d’un de ses collègues, en lui hurlant dessus parce que je croyais qu’elle flirtait avec mon mari.
— Je ne veux plus aller où que ce soit avec toi, m’a-t-il dit. Tu veux savoir pourquoi je n’invite plus jamais personne chez nous, pourquoi je n’ai plus envie d’aller au pub avec toi ? Tu veux vraiment savoir pourquoi ? C’est à cause de toi. C’est parce que j’ai honte de toi.
J’attrape mon sac à main et mes clés pour aller au magasin au bout de la rue. Ça m’est égal qu’il ne soit même pas neuf heures du matin, j’ai peur et je veux arrêter de penser. Si je prends un verre avec une aspirine, je peux me rendormir et rester au lit toute la journée. Je m’occuperai de ça plus tard. J’arrive devant la porte d’entrée, j’ai la main sur la poignée quand je m’interromps. Je pourrais lui demander pardon. Si je m’excuse maintenant, j’arriverai peut-être à me rattraper un peu. À le persuader de ne pas montrer le message à Anna, ni à la police. Ce ne serait pas la première fois qu’il me protègerait de sa colère.
Ce jour-là, l’été dernier, le jour où je suis allée chez Tom et Anna, ça ne s’est pas passé exactement comme je l’ai raconté au poste. Je n’ai pas sonné à la porte, pour commencer. Je n’étais pas sûre de ce que je voulais, d’ailleurs je ne suis toujours pas claire sur mes intentions. J’ai bien remonté le chemin et je suis passée par-dessus la barrière. C’était très calme, je n’entendais aucun bruit. Je suis allée jusqu’aux portes coulissantes et j’ai regardé à l’intérieur. C’est vrai qu’Anna était endormie sur le canapé. Je n’ai pas appelé, ni Tom, ni elle. Je ne voulais pas la réveiller. Le bébé ne pleurait pas, elle dormait profondément dans sa nacelle, posée à côté de sa mère. Je l’ai prise dans mes bras et je l’ai emmenée dehors aussi vite que j’ai pu. Je me souviens d'avoir couru avec elle jusqu’au grillage, et elle s’est réveillée et a commencé à geindre. Je ne sais pas ce que je pensais faire. Je ne voulais pas lui faire de mal. Je suis arrivée au grillage, et je la serrais contre moi, mais elle pleurait pour de bon, maintenant, elle commençait à crier. Je l’ai bercée en chuchotant doucement pour la rassurer, et c’est là que j’ai entendu un autre bruit : un train qui arrivait. J’ai tourné le dos au grillage et je l’ai vue, Anna, qui se ruait vers moi, la bouche ouverte comme une plaie béante. Ses lèvres remuaient mais je n’entendais pas ce qu’elle disait.