Gaskill a soupiré, comme si je venais de le décevoir. Il a jeté un coup d’œil à Boutons-dans-le-Cou avant de revenir à moi. Avec une lenteur calculée, il s’est levé et a repoussé la chaise à sa place, sous la table.
— Si un détail sur la soirée de samedi vous revenait, quoi que ce soit qui puisse nous être utile, appelez-moi, d’accord ? a-t-il repris en me tendant une carte de visite.
Sur le départ, Gaskill a salué Cathy d’un signe de tête, l’air sombre, et je me suis laissée retomber sur le canapé. Les battements de mon cœur ont commencé à se calmer, puis se sont à nouveau emballés quand je l’ai entendu m’interpeller une dernière fois :
— Vous travaillez dans les relations publiques, c’est bien ça ? Chez Huntingdon Whitely ?
— Oui, c’est ça, ai-je répondu, Huntingdon Whitely.
Il va vérifier, et il va savoir que j’ai menti. Je ne peux pas le laisser découvrir ça lui-même. Il faut que je le lui dise.
Alors c’est que je vais faire, ce matin. Je vais me rendre au poste de police et je vais tout avouer. Je vais lui dire que j’ai perdu mon emploi il y a des mois, que j’étais très saoule samedi soir et que je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle je suis rentrée. Je vais lui dire ce que j’aurais dû lui dire hier soir : qu’il cherche dans la mauvaise direction. Je vais lui dire que je crois que Megan Hipwell avait une liaison.
Soir
La police pense que je ne suis qu’une petite fouineuse friande d’histoires sordides. Que je suis une harceleuse, une tarée, une malade mentale. Je n’aurais jamais dû aller au poste. Je n’ai fait qu’empirer ma situation et je ne crois pas avoir été d’une grande aide pour Scott, alors que c’était pour ça que j’y allais. Il a besoin de mon aide, parce qu’il est évident que la police le soupçonne d’avoir fait quelque chose à Megan, et je sais que ce n’est pas vrai, parce que je le connais. Je le sens, même si ça semble dingue. J’ai vu la manière dont il se comporte avec elle. Il ne lui ferait jamais le moindre mal.
Bon, d’accord, ce n’était pas uniquement pour aider Scott que je suis allée au poste. Il y avait cette histoire de mensonge à désamorcer – quand j’ai dit que je travaillais chez Huntingdon Whitely.
Ça m’a pris un temps fou pour trouver le courage d’entrer. J’ai manqué de faire demi-tour et rentrer chez moi une bonne dizaine de fois, mais j’ai fini par me décider. J’ai demandé à l’agent assis à l’accueil si je pouvais parler au capitaine Gaskill, et il m’a indiqué une salle d’attente étouffante, où j’ai patienté plus d’une heure avant qu’on vienne me chercher. À ce moment-là, j’étais en sueur et je tremblais comme quelqu’un qui monte à l’échafaud. On m’a emmenée dans une autre pièce, encore plus petite et étouffante, sans fenêtre et sans un brin d’air. On m’a laissée seule dix minutes de plus avant que Gaskill arrive, accompagné d’une femme, elle aussi en civil. Gaskill m’a saluée poliment ; il ne semblait pas surpris de me voir. Il m’a présenté l’autre personne, l’inspectrice Riley. Elle est plus jeune que moi, grande et mince avec des cheveux bruns, et jolie avec ses traits bien dessinés, qui lui font comme une tête de renard. Elle ne m’a pas rendu mon sourire.
Nous nous sommes assis tous les trois et personne ne disait rien – ils se contentaient de me regarder en attendant que je commence.
— Je me suis souvenue de l’homme, ai-je dit. Je vous ai dit que j’avais parlé à un homme à la gare. Je peux vous le décrire.
Riley a levé très légèrement les sourcils et a changé de position sur son siège.
— Il était de taille moyenne, de corpulence moyenne, avec des cheveux qui tiraient sur le roux. J’ai glissé dans l’escalier et il m’a rattrapée par le bras.
Gaskill s’est penché en avant, les coudes sur la table, les mains croisées devant sa bouche.
— Il portait… je crois qu’il portait une chemise bleue.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Je me souviens bien d’un homme, et je suis quasiment sûre qu’il avait des cheveux roux, et, quand j’étais dans le train, je crois qu’il m’a souri, peut-être un sourire méchant. Il me semble qu’il est descendu à Witney, et il a dû me parler. Il est possible que j’aie glissé sur une marche. J’en ai le souvenir, mais je ne suis pas certaine que ce dernier appartienne à la soirée de samedi ou à un autre moment – au cours de ces dernières années, il y a eu beaucoup de chutes et beaucoup d’escaliers. Je n’ai aucune idée de ce qu’il portait.
Les deux policiers n’ont pas eu l’air très convaincus par mon histoire. Riley a secoué imperceptiblement la tête. Gaskill a posé ses mains devant lui, paume vers le haut.
— D’accord. C’est juste ça que vous êtes venue me dire, madame Watson ? a-t-il demandé.
Il n’y avait pas de trace de colère dans sa voix, elle était même plutôt encourageante. Je préférerais que Riley s’en aille. Lui, j’arriverais à lui parler, à lui faire confiance.
— Je ne travaille plus chez Huntingdon Whitely, ai-je dit.
— Ah ?
Il s’est mieux installé sur sa chaise, soudain intéressé.
— Je suis partie il y a trois mois. Ma colocataire, enfin, ma logeuse… je ne lui ai pas dit. Je suis à la recherche d’un nouveau travail. Je ne voulais pas qu’elle soit au courant parce que je savais qu’elle se ferait du souci pour le loyer. J’ai un peu d’argent de côté, j’ai de quoi le payer, mais… Bref, je vous ai menti hier au sujet de mon travail, et j’en suis désolée.
Riley s’est penchée en avant et m’a adressé un sourire pincé.
— Je vois. Vous ne travaillez plus chez Huntingdon Whitely. Vous ne travaillez pas, donc ? Vous êtes sans emploi ?
J’ai acquiescé.
— D’accord. Et… vous n’êtes pas inscrite au chômage ?
— Non.
— Et votre… colocataire, elle n’a pas remarqué que vous n’alliez plus au travail tous les jours ?
— Non, j’y vais. Enfin, je ne vais pas au bureau, mais je vais à Londres, comme avant, à la même heure et tout, pour que… pour qu’elle ne se doute de rien.
Riley a jeté un coup d’œil à Gaskill, qui est resté concentré sur mon visage, un léger froncement de sourcils.
— Ça a l’air bizarre, je sais bien…
Je n’ai pas fini ma phrase parce que, quand on l’explique à voix haute, ça n’a pas l’air bizarre, non, ça a l’air dément.
— Bien. Donc vous faites semblant d’aller au travail tous les jours ? m’a demandé Riley.
Elle avait les sourcils froncés, elle aussi, comme si elle s’inquiétait pour moi. Comme si elle pensait que j’étais folle à lier. Je n’ai pas répondu, je n’ai pas hoché la tête, rien, j’ai gardé le silence.
— Est-ce que je peux vous demander pourquoi vous avez quitté votre emploi, madame Watson ?
Ça n’aurait servi à rien de mentir. S’ils n’avaient pas prévu de contacter mon ancien employeur avant aujourd’hui, je pouvais être sûre qu’ils allaient le faire après cette conversation.
— On m’a virée.
— Vous avez été renvoyée, a appuyé Riley, une note de satisfaction dans la voix.
De toute évidence, c’était la réponse à laquelle elle s’attendait.
— Et pour quelle raison ?
J’ai poussé un petit soupir, et je me suis adressée à Gaskill :
— Est-ce que c’est vraiment important ? Quel intérêt de savoir pourquoi j’ai quitté mon travail ?
Gaskill n’a pas répondu, trop occupé à examiner des notes que Riley avait glissées devant lui sur la table, mais il a secoué très légèrement la tête. Riley a changé de sujet.
— Madame Watson, je voudrais vous parler de samedi soir.
J’ai jeté un coup d’œil à Gaskill, comme pour dire « Nous avons déjà eu cette discussion ! », mais il était encore plongé dans ses papiers.
— D’accord, ai-je dit.
Je n’arrêtais pas de lever la main jusqu’à ma tête pour tâter ma blessure. Je n’arrivais pas à m’en empêcher.
— Dites-moi pourquoi vous êtes allée à Blenheim Road samedi soir. Pourquoi vouliez-vous parler à votre ex-mari ?
— Je ne pense pas que ça vous regarde.
Et, avant qu’elle ait le temps d’ajouter autre chose, j’ai repris :