Alors c’est peut-être ridicule, mais ce n’est pas impossible, et, le temps que j’arrive à l’appartement hier soir, j’étais parvenue à me convaincre que j’avais quelque chose à voir avec la disparition de Megan.
Les officiers de police étaient assis sur le canapé du salon, un homme d’une quarantaine d’années en civil et un plus jeune en uniforme, avec des boutons d’acné dans le cou. Cathy se tenait près de la fenêtre et se tordait les mains, l’air terrifié. Les policiers se sont levés. Celui en civil, très grand et un peu voûté, m’a serré la main et s’est présenté : capitaine Gaskill. Il m’a aussi donné le nom de l’agent qui l’accompagnait, mais je ne m’en souviens pas. Je n’arrivais pas à me concentrer. J’arrivais à peine à respirer.
— C’est à quel sujet ? ai-je aboyé. Il est arrivé quelque chose ? Est-ce que c’est ma mère ? Tom ?
— Tout le monde va bien, madame Watson, nous avons juste besoin de vous parler de ce que vous avez fait samedi soir, a répondu Gaskill.
C’est le genre de phrase qu’on entend à la télévision, ça ne semblait pas réel. Ils voulaient savoir ce que j’avais fait samedi soir. Mais bon sang ! qu’est-ce que j’ai fait, samedi soir ?
— Il faut que je m’assoie, ai-je dit.
Le capitaine m’a fait signe de prendre sa place sur le canapé, à côté de Boutons-dans-le-Cou. Près de la fenêtre, Cathy se dandinait nerveusement en se mordillant la lèvre inférieure. Elle semblait dans tous ses états.
— Vous vous êtes fait mal, madame Watson ? m’a demandé Gaskill en désignant la coupure à mon arcade.
— J’ai été renversée par un taxi. Hier après-midi, à Londres. Je suis allée à l’hôpital, vous pouvez vérifier.
— D’accord, a-t-il dit en secouant légèrement la tête. Donc. Samedi soir.
— Je suis allée à Witney, ai-je répondu en tâchant de ne pas laisser transparaître mon hésitation.
— Pour quoi faire ?
Boutons-dans-le-Cou avait sorti un calepin et tenait son crayon prêt à prendre des notes.
— Je voulais voir mon mari.
— Oh ! Rachel ! s’est écriée Cathy.
Le capitaine l’a ignorée.
— Votre mari ? Vous voulez dire votre ex-mari ? Tom Watson ?
Oui, je porte toujours son nom. C’était plus pratique, ça m’évitait de changer d’adresse e-mail, ou de faire refaire mon passeport et mes cartes de crédit, ce genre de chose.
— Oui. Je voulais le voir mais, ensuite, j’ai décidé que ce ne serait pas une bonne idée, alors je suis rentrée.
— Et quelle heure était-il ?
Gaskill parlait d’une voix égale, le visage indéchiffrable. Ses lèvres bougeaient à peine quand il s’exprimait. J’entendais le crissement du crayon de Boutons-dans-le-Cou sur le papier et le sang tambouriner contre mes tempes.
— Il était… euh… je pense qu’il devait être autour de dix-huit heures trente. Je veux dire, je crois que j’ai pris le train vers dix-huit heures.
— Et vous êtes rentrée à… ?
— Peut-être dix-neuf heures trente ?
J’ai jeté un coup d’œil vers Cathy, j’ai croisé son regard et, à sa tête, j’ai bien vu qu’elle savait que je mentais.
— Ou un peu plus tard. Peut-être qu’il était plus près de vingt heures. Oui, ça y est, je me souviens, je crois que je suis rentrée juste après vingt heures.
J’ai senti le rouge me monter aux joues ; si cet homme ne se doutait pas encore que je mentais, alors il ne méritait pas de travailler dans la police.
Le capitaine s’est retourné pour attraper une des chaises repoussées sous la table dans un coin de la pièce et la tirer jusqu’à lui en un mouvement rapide, presque violent. Il l’a installée pile en face de moi, à quelques dizaines de centimètres. Il s’est assis, a posé les mains sur ses genoux, la tête inclinée sur le côté.
— D’accord. Alors vous êtes partie vers dix-huit heures, ce qui signifie que vous avez dû arriver à Witney vers dix-huit heures trente. Et vous êtes rentrée à vingt heures, ce qui signifie que vous avez dû partir de Witney vers dix-neuf heures trente. Est-ce que c’est ça ?
— Il me semble, oui, ai-je dit, trahie par le tremblement qui revenait dans ma voix.
D’ici une seconde ou deux, il allait me demander ce que j’avais fabriqué pendant une heure, et je n’avais rien à lui répondre.
— Et vous n’êtes finalement pas allée voir votre ex-mari. Alors qu’avez-vous fait à Witney pendant cette heure-là ?
— Je me suis un peu promenée.
Il a attendu de voir si je comptais développer. J’ai hésité à lui dire que j’étais allée dans un pub, mais ç’aurait été idiot – c’est facile à vérifier. Il aurait voulu connaître le nom du pub, et si j’y avais parlé à quelqu’un. Tout en réfléchissant à ce que je devrais lui dire, je me suis rendu compte que je n’avais même pas songé à demander pourquoi il voulait savoir où j’étais samedi soir. En soi, ça devait déjà sembler suspect. Ça devait me donner l’air coupable de quelque chose.
— Est-ce que vous avez parlé à quelqu’un ? m’a-t-il interrogé comme s’il lisait dans mes pensées. Est-ce que vous êtes entrée dans une boutique, un bar… ?
— J’ai parlé à un homme dans la gare ! me suis-je soudain exclamée, presque triomphante, comme si cela prouvait quoi que ce soit. Mais pourquoi voulez-vous savoir tout ça ? Qu’est-ce qui se passe ?
Le capitaine sembla se détendre sur sa chaise.
— Vous avez peut-être entendu parler de cette jeune femme qui a disparu, une habitante de Witney, Blenheim Road pour être précis, à quelques maisons de celle de votre ex-mari. Nous avons fait du porte-à-porte pour demander aux gens s’ils se souvenaient de l’avoir vue ce soir-là, ou s’ils avaient vu ou entendu quelque chose d’inhabituel. Et votre nom a surgi au cours de cette enquête.
Il est resté quelques instants silencieux, le temps de me laisser digérer l’information.
— On vous a aperçue dans Blenheim Road ce soir-là, vers l’heure à laquelle madame Hipwell, la femme disparue, a quitté son domicile. Madame Anna Watson nous a dit qu’elle vous avait vue dans la rue, près de la maison de madame Hipwell, et non loin de chez elle. Elle a ajouté que vous agissiez de manière étrange, et que cela l’avait inquiétée. Tant inquiétée, d’ailleurs, qu’elle avait hésité à appeler la police.
Mon cœur s’est emballé tel un oiseau pris au piège. J’étais incapable de parler car, à ce moment, je ne voyais plus que ma propre image, à terre dans le passage souterrain, du sang sur les mains. Du sang sur les mains ! Le mien ? C’était forcément le mien. J’ai levé la tête et, en croisant le regard de Gaskill, j’ai su qu’il fallait que je dise quelque chose pour l’empêcher de lire dans mes pensées.
— Je n’ai rien fait, ai-je dit. Rien. Je voulais… je voulais juste voir mon mari.
— Votre ex-mari, m’a de nouveau corrigée Gaskill.
Il a sorti de sa poche une photographie pour me la montrer. C’était Megan.
— Avez-vous vu cette femme samedi soir ? a-t-il demandé.
J’ai longuement examiné le cliché. C’était irréel de l’avoir ainsi sous les yeux, la jolie blonde que j’avais observée, dont j’avais construit et déconstruit la vie dans ma tête. C’était un portrait en gros plan, pris par un professionnel. Elle avait des traits un peu plus grossiers que ce que j’avais imaginé, pas aussi raffinés que la Jess de mon esprit.
— Madame Watson ? Est-ce que vous l’avez vue ?
Je ne savais pas. Honnêtement. Et je ne sais toujours pas.
— Je ne crois pas, ai-je répondu.
— Vous ne croyez pas ? Alors c’est possible ?
— Je… je ne suis pas sûre.
— Est-ce que vous aviez bu, samedi soir ? a-t-il demandé. Avant d’aller à Witney, est-ce que vous aviez bu ?
J’ai senti la chaleur m’envahir à nouveau le visage.
— Oui.
— Madame Watson – Anna Watson – nous a raconté qu’elle pensait que vous étiez ivre, quand elle a vous a vue devant chez elle. Est-ce que c’était le cas ?
— Non, ai-je dit, en prenant soin de garder les yeux fermement fixés sur le capitaine pour ne pas croiser le regard de Cathy. J’avais pris un ou deux verres dans l’après-midi, mais je n’étais pas ivre.