«Le peuple, tout d'abord, n'est plus maître des choix décisifs. Qu'il s'agisse de l'homme par lequel l'électeur souhaite être représenté : il sera imposé par l'ordre de la liste. Qu'il s'agisse du lien personnel qui unit le citoyen à son élu : on le verra_dissous ou distendu faute d'un ressort géographique suffisamment restreint. Qu'il s'agisse surtout du choix entre des projets politiques clairement définis : s'y substituera le choix entre des options que les candidats s'attacheront à rendre aussi vagues que possible.

«II y a tout à craindre d'un mouvement paradoxal de surenchères avant le vote, ouvrant sur tous les compromis après. Dans le régime actuel, les dirigeants de l'opposition n'ont guère de motifs de ménager l'extrême droite, dont ils attendent — sans avoir été déçus jusqu'ici — qu'elle leur apportera, bon gré mal gré, ses voix au second tour. À la proportionnelle au contraire, le président du RPR, par exemple, aura dramatiquement besoin des suffrages qui se portent vers le Front national. Est-il absurde de penser qu'il ne pourra les attirer qu'en empruntant certains de ses thèmes, une partie de son discours ? Qui peut garantir d'ailleurs que les socialistes ne soient pas contraints d'agir de même en direction des communistes ? De sorte que ce qui est supposé rapprocher pourrait en fait approfondir les divisions, durcir les oppositions, nul, jamais, ne voulant laisser le champ libre à son voisin le plus direct.

Ce mode de scrutin, surtout, risque fort de fragiliser l'exécutif, ce dont nous avons le moins besoin. De deux choses l'une, en effet : ou la réforme ne change rien, la droite ou la gauche a à elle seule la majorité absolue, survit alors la bipolarisation à laquelle il s'agit de mettre fin. Ou, au contraire, il n'est de majorité que de coalition. Dans ce cas, le gouvernement devra son existence aux seuls groupes parlementaires qui le soutiendront, plus précisément à leurs chefs, qui pourront le renverser à tout moment, quitte à reformer un nouveau cabinet avec les mêmes forces mais quelques autres hommes.

«Et le chef de l'État, dans tout cela ? Il a pour lui l'arme absolue, celle qui, par son utilisation ou plus souvent par sa simple menace, contraint les majorités à demeurer soudées, disciplinées et stables : le pouvoir de dissolution. Seulement, voilà justement où le bât blesse, comme l'exemple italien le prouve. Dans un système proportionnel, la dissolution ne fait plus peur qu'aux candidats en fin de liste, ceux qui pèsent le moins. Aux autres, les plus nombreux, elle coûte les frais d'une campagne mais en aucun cas leur siège qu'ils savent devoir retrouver puisque à peu près les mêmes reviennent. Pourquoi s'effrayeraient-ils alors? Supprimez cette épée et Damoclès pourra fauter, l'Assemblée donner le rythme et les ministres valser.

16. Information. La «contrôler» prend, chez les hommes politiques, une dimension quasi obsessionnelle. Ils ne lui reprochent pas d'être partiale ; ils lui reprochent de l'être au profit de leurs adversaires. Tant et si bien que la revendication de liberté et d'objectivité prend souvent des allures d'antiphrase.

Même s'il exige beaucoup de vigilance, le pluralisme, en France, ne semble pas moribond. Quant à l'espoir de maîtriser les organes d'information, c'est faire bien peu de cas du goût que les professionnels ont pris à leur indépendance. Journalistes et hommes politiques ne se retrouvent d'ailleurs que sur un point, pour partager une même erreur, celle qui consiste à surestimer l'influence des premiers.

Aucune information, jamais, ne peut faire juger bonne une politique mauvaise ou faire juger mauvaise une bonne politique. Qu'on laisse donc les journalistes faire leur métier et les électeurs le leur. Dans la distinction classique entre le savoir-faire et le faire-savoir,un homme politique doit poursuivre son petit bonhomme de chemin peur ameliorer le premier et faire confiace aux journalistes pour le second.

17. Conseil constitutionnel. II a déjoué tous les pronostics. Initialement suspect de «rendre des services plus que des décisions», plusieurs années lui ont été nécessaires pour confirmer ce que Thucydide avait déjà affirmé : tout pouvoir va au bout de lui-même. Cela signifie qu'il en va des institutions comme il en va des hommes : elles finissent toujours par utiliser pleinement les facultés qui leur ont été confiées, parfois pour un usage autre que celui conçu à l'origine.

De cette évolution, il subsiste un contrôle de constitutionnalité des lois à ce point étranger à la tradition juridique française que, plus de trente ans après son émergence réelle, il continue de susciter des controverses. Chaque décision du Conseil est l'occasion d'un procès en légitimité instruit toujours au nom d'un même fantasme, celui du « gouvernement des juges ».

Le bon sens est ailleurs, qui guide quelques réponses.

Premier élément, le contrôle de constitutionnalité des lois est une nécessité. Cèrtes, il a quelque chose de choquant au regard des principes d'origine : la volonté générale est souveraine ; la loi est l'expression de la volonté générale ; donc la loi doit être souveraine et ne peut être soumise à la censure de quelque instance que ce soit, et moins encore d'une instance dont le recrutement est douteux

Deuxième élément, le Conseil constitutionnel remplit sa fonction d'une manière dont les Français se satisfont. Il est rare qu'une institution recueille un tel taux d'adhésion. Rituellement attaqué, à tour de rôle par la droite et la gauche, il ressort grandi de cette convergence des critiques. Mieux que n'importe quelle démonstration, elle atteste l'équilibre, et les Français en déduisent que ce que les hommes politiques dénoncent et encensent tour à tour ne peut pas être tout à fait mauvais.

Troisième élément, la composition du Conseil lui est plutôt un_ atout. L'âge de ses membres fait qu'ils occupent probablement là leur dernière fonction officielle. Ainsi ne peut-on rien faire miroiter, à leurs yeux, en contrepartie de services éventuels. C'est là un facteur essentiel qui donne le goût de l'indépendance même à ceux qui ne l'auraient pas spontanément. Le fait, ensuite, qu'ils aient souvent accompli une longue carrière politique leur a donné l'expérience nécessaire pour distinguer le possible du déraisonnable. S'ils savent mêler l'audace et la prudence, c'est à peu près toujours à bon escient.

18. Constitutions. Il n'en est pas de parfaite. Il n'y a que constitutions qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas.

Fonctionne celle qui offre à l'électeur des choix clairs et qui permet, à ceux que le scrutin a désignés, de gouverner dans de bonnes conditions. Au regard de ces critères, il ne fait aucun doute que la Constitution de la Ve République fonctionne. Aussi faut-il éviter de mettre en cause à chaque instant ses règles du jeu, et s'attacher davantage à le jouer loyalement. Nous avons mieux à faire que de nous mobiliser, et pire encore de nous déchirer, sur un débat constitutionnel.

On a la tentation à opter pour un régime présidentiel, sans responsabilité du gouvernement devant le Parlement, sans possibilité pour l'exécutif de dissoudre le législatif. On y voit des avantages : revalorisation du rôle du Parlement, partage clair des tâches entre exécutif et législatif. Or non seulement il existe d'autres moyens d'obtenir les mêmes résultats, mais celui-ci serait le pire. Aux États-Unis, ce système donne satisfaction pour trois raisons au moins qui toutes feraient défaut en France : la présence de fort contrepouvoirs, liés notamment à l'existence d'États fédérés ; l'absence de fracture grave entre démocrates et républicains qui permet d'éviter les blocages ; enfin la tradition qui a huilé tous ces rouages.

A la fin des fins les régimes parlementaires modernes se ressemblent tous beaucoup et que, les pouvoirs des organes respectifs dans les systèmes britannique, allemand, scandinaves et français, par exemple, sont beaucoup plus proches qu'on ne dit généralement.