Il y a là une déviation extraordinaire à laquelle seul peut remédier le Parlement. Le Parlement doit retrouver son role. S'il y renonce, d'autres pouvoirs sont prets à se substituer à lui et ce ne sera ni pour le bien de la République, ni pour celui des citoyens.

XI

Donc, Monsieur le Président de l'Assemblée nationale, Monsieur le Président du Sénat, qui est également indispensable pour ce type de réformes, je ne vous demande pas de faire une VIe République ni une énième Constitution, mais je vous demande de parve-_ nir à un accord suffisant pour que le Parlement retrouve son droit de controle, j'allais dire sans limite. Et cette limite est souvent procédurière ou procédurale. Il faut que vous refusiez le pouvoir gouvernemental qui, par la procédure, vous interdit en réalité de

débattre de ce dont vous voulez débattre, et de pouvoir aller jusqu'au terme de votre débat. C'est vrai que c'était beaucoup plus distrayant lorsque l'on pouvait renverser les gouvernements! Cela m'est arrivé deux fois et j'en garde un souvenir qui n'a rien d'amer, croyez-le! Mais attention à la contagion. Il faut faire très attention au fait que les institutions ont besoin de stabilité et vous n'y arriverez que par votre adhésion commune aux propositions, qui vous seront faites et parmi lesquelles vous ferez votre tri. Etant entendu qu'il y a une règle: c'est le gouvernement qui gouverne, ce sont les assemblées qui légifèrent et depuis 1958 - c'est surtout ce que j'en ai retenu — c'est le Président qui préside! Mais présider ne veut pas dire se méler de tout. On m'en a fait quelque fois le reproche, croyez-moi, par rapport à mes trois devanciers, je suis un mauvais élève! Si j'avais le temps et le gout d'écrire - mais je ne le ferai pas - un texte de droit comparé entre les pouvoirs exercés par mes trois prédécesseurs et par moi-meme, on verrait la différence ! Je craindrais meme un peu le jugement de lа postérité qui pourrait penser que j'ai affadi ou affaibli les règles strictes de la Ve République ! Si on disait cela de moi, de façon posthume, je m'en réjouirais là où je serai.

XII

C'est qu'il faut en effet rendre au Parlement son droit et ce sera la première façon de défendre la République. Ce sera la meilleure façon de donner à l'exécutif son plein droit, car ce dont dispose l'exécutif, il doit pouvoir en disposer pleinement. N'essayez pas de lui "chipoter" son role ou bien alors, il n'y a plus de gouvernement de la France, et il n'y a plus d'Etat. Je m'inquiète tous les jours de voir de quelle façon, dans nos gouvernements et dans nos Assemblées, on voit se dissoudre peu à peu l'autorité de l'Etat. Autant j'ai voulu décentraliser, autant je reste fidèle à la notion qu'il n'y a pas de République sans Etat. Et l'Etat doit etre respecté dans ses personnes comme dans ses institutions.

Donc, les réformes que je vous demande ne sont pas des réformes qui tendent à détruire les organes essentiels de la République: la Présidence de la République, le Gouvernement, le Parlement, les pouvoirs de la justice, la liberté de la presse, le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de la magistrature et tout le reste... Tout ceci constitue, finalement, un ensemble assez harmonieux, à la condition que la victime ne soit pas le Parlement, qui finirait par envoyer dans ses deux Assemblées un millier de personnes qui ne serviraient à rien. Ce qui est parfois le sentiment que j'ai de là où je suis. Pardonnez-moi de vous dire que c'est parfois le cas. Les parlementaires ne servent pas à grand-chose, du moins pas autant qu'ils le devraient.

XIII

S'il y avait des coups à donner pour que la France prenne de bonnes directions, ces coups devraient parfois etre donnés dans la direction du Gouvernement. Le Gouvernement n'est pas infaillible: il faut le lui dire! Mais il y a une sorte de lien naturel qui s'établit entre la majorité et le Gouvernement. Le Gouvernement dépend de la majorité. J'ai lu, quelque part, qu'il faudrait, parmi les réformes prochaines, permettre au chef du Gouvernement de rester au pouvoir, meme si le Président de la République le priait de s'en aller, alors qu'il disposerait de la majorité à l'Assemblée nationale. Mais c'est déjà le cas! On invente des Constitutions chaque matin en se réveillant. Je ne pourrais pas - je n'en ai d'alleurs pas l'intention - renvoyer le Gouvernement! Et si ce Gouvernement gardait la confiance des Chambres, c'est la question qui se poserait aujourd'hui d'ailleurs, le Président ne pourrait pas le faire. C'est l'Assemblée qui continue de pouvoir maintenir en place un Gouvernement choisi par le Président de la République. Et cela a meme disparu de nos mémoires, au point que certains juristes viennent nous le rappeler dans plusieurs articles qui ont été lus avec le plus grand sérieux, au lieu d'etre reçus par d'énormes éclats de rire! C'est dire non pas l'abaissement — le terme serait excessif, je suis trop ancien parlementaire pour employer ce terme —, mais le déclin du Parlement. Et je voudrais que ce déclin fut réparé. Une réunion comme celle-ci, je l'espère, vous y aidera. En tout cas, elle vous apporte le témoignage d'un Président de la République qui n'a plus devant lui qu'un mois, et meme moins, d'exercice, qui tente et tentera de tirer la leçon de son expérience. Le Président doit présider et il ne doit pas tout faire. La tentation existe, mais il est difficile d'y succomber, croyez-moi! Le Parlement doit légiférer: est-ce qu'il en a tellement envie ? Il faut que ceux qui le représentent n'hésitent pas à le dire très haut. Il faut que le Gouvernement gouverne. Déjà, des systèmes qui ont été mis en place depuis quelques années donnent au Gouvernement plus de pouvoir, dans les faits, qu'il n'en a eu au cours des années précédentes, et tout cela a besoin d'e tre déterminé d'une façon plus claire. C'est le travail que je vous propose, Mesdames et Messieurs.