Mais Reseune veille à ce que rien ne disparaisse. Les laboratoires ont leurs arches, des sortes de boîtes de conserve remisées autour d’étoiles lointaines, des vaisseaux privés de propulseurs et en conséquence peu coûteux, de simples modules de stockage de matériel génétique situés en divers points de la galaxie, blindés et protégés des radiations. Ces arches contiennent des échantillons et des enregistrements digitaux de génésets, ainsi que des fichiers qui contiennent des instructions destinées à en faciliter l’accès à toute espèce assez évoluée pour comprendre la nature du contenu de ces entrepôts orbitaux.

Il n’a fallu à l’humanité qu’un million d’années pour passer du stade de l’existence primitive à celui de la sapience astropérégrine. Grâce à ces arches, l’homme disposera dans un million d’années des enregistrements génétiques de son passé et du passé de toutes les espèces que Reseune peut étudier. Il s’agit de notre patrimoine, et de celui de tous les mondes connus où existe la vie, sauvegardé contre les dangers et le tempsc

Dans ces arches sont également conservés les codes fragmentaires récupérés sur des spécimens humains vieux de milliers d’années, le pool génétique de la planète-mère précurseur des génébanques du XX esiècle, les restes des animaux et des hommes qui ont été préservés au fil des siècles par des phénomènes de congélation naturelle ou autres.

Pouvons-nous imaginer ce que représenteraient de nos jours de telles arches contenant l’information génétique du passé géologique de la Terre, ce monde où se sont produites des extinctions cataclysmiques de formes de vie évoluées ? Grâce à de telles généthèques il serait possible de reconstituer tous les processus d’évolution et d’apporter des réponses aux nombreuses énigmes que pose son lointain passéc

Reseune n’a pas abandonné une seule option génétique. Elle assure la préservation de tous les gènes à un degré sans précédent dans l’histoire de l’humanité et, tout en s’efforçant de diriger le processus de l’évolution, elle veille à conserver toutes les autres optionsc

Chapitre III

1

Le temps avait cessé de s’écouler. Il n’existait plus que les bandes, un flot tour à tour paisible ou plein de turbulences. Le courant était parfois interrompu par des interludes d’éveil brumeux, mais il sentait les effets des tranksc lorsqu’il remontait vers la surface.

— Allons, tu as de la visite, fit une voix.

Et un linge humide caressa son visage. Le lavage continua vers le bas, avec douceur, cou et poitrine. Il remarqua l’odeur d’un produit astringent.

— Réveille-toi.

Il entrouvrit les paupières et vit un plafond. On procédait toujours à sa toilette, et il espéra qu’on lui rendrait bientôt sa liberté, sans trop y croire. Il voulait recevoir d’autres tranks, car la peur venait de réapparaître et il se sentait bien mieux tant que duraient leurs effets.

Un courant d’air frais descendit effleurer son corps humide. Il frissonna. Il eût aimé que quelqu’un vînt remonter le drap. Mais il ne le demanda pas. Il avait renoncé à communiquer avec son entourage. On ne le torturait plus et il s’estimait comblé. Il pensa à ciller. Il ne vit rien. Il tenta de faire abstraction de la froidure. Il perçut un élément du monde extérieur quand le tech fit bouger l’aiguille plantée dans son bras. Son dos était douloureux et il eût aimé qu’ils modifient l’inclinaison de son lit.

— Là.

Le drap le recouvrit. Une petite tape claqua sur sa joue, mais il ne la sentit pas.

— Allons. Ouvre les yeux.

— Oui, murmura-t-il.

Il entrouvrit ses paupières puis les referma dès que le tech l’eut laissé seul.

Il entendit alors une autre voix, sur le seuil, jeune et masculine. Il redressa la tête, regarda, et vit Justin. Il douta aussitôt de la réalité de cette vision et tira sur ses liens.

Mais Justin vint vers lui, s’assit au bord du lit et prit sa main immobilisée par des sangles dans la sienne. La paume était chaude. Elle paraissait bien matérielle.

— Grant ?

— Arrêtez, par pitié.

— Grant, pour l’amour de Dieuc Grant, tu es revenu. Tu me comprends ?

Le simple fait d’admettre une telle possibilité était dangereux, comparable à un renoncement. Il n’existait pas le moindre signe de reconnaissance que son esprit n’aurait pu reproduire. Il n’y avait aucune illusion qu’une bande ne pouvait engendrer. Que ce fût son ami était logique.

— Grant ?

Les bandes l’incitaient à se croire éveillé, à imaginer que le matelas s’enfonçait et que Justin le tenait par l’épaule. Seul son dos douloureux paraissait être un fragment de réalité qui perçait l’illusion. Cette dernière n’était donc pas parfaite.

La réalitéc Elle abondait de telles discordances.

— Ils ne m’ont pas encore autorisé à te ramener chez nous. Ari s’y oppose. Que font-ils ? Est-ce que ça va ?

Des questions. Il ne pouvait établir de liens entre elles. Ses ravisseurs les enchaînaient selon un ordre logique, afin de leur apporter de la crédibilité. C’était la règle du jeu.

— Grant, bordel !

Justin lui donna une tape sur la joue, avec douceur.

— Allons. Ouvre les yeux. Ouvre les yeux.

Il résista et put constater qu’il venait d’effectuer des progrès. Il prit plusieurs inspirations et son dos et ses épaules le torturèrent. Il était en dangerc parce qu’il commençait à croire cette illusion réelle. Ou parce qu’il ne savait plus faire la distinction.

— Allons, bon sang.

Il ouvrit les yeux, avec méfiance. Et il vit le visage de son ami, son expression angoissée.

— Tu es revenu. À l’hôpital. Tu comprends ? Ari a envoyé tous ces salopards en enfer et t’a délivré.

(Du sang qui éclaboussait les murs. Une odeur âcre de brûlé.)

Ce lieu rappelait effectivement une chambre d’hôpital. Cet individu ressemblait à Justin. Il n’existait pour lui aucun moyen d’être fixé. Il n’aurait pu savoir, même s’ils l’avaient autorisé à aller se promener. Seul le temps lui permettrait de trier le vrai du faux, le temps qui se prolongeait bien au-delà de toute illusion.

— Allons, Grant. Dis-moi que ça va.

— Ça va.

Il prit une inspiration et la douleur qui s’éleva de sa colonne vertébrale lui permit de savoir qu’il pouvait reconnaître la réalité de certaines choses.

— Mon dos me torture. Et mes bras. Pourrais-tu remonter le lit ?

— Je vais leur dire de te retirer ces sangles.

— Je doute qu’ils acceptent. Mais j’aimerais me redresser un peu. Làc

Sous son corps, le matelas s’inclina et ondula tel un être vivant. Sa tête remonta. Le lit fut parcouru par une série de vagues qui massèrent ses muscles et fléchirent ses articulations.

— Oh ! Ça va mieux.

Justin se rassit, ce qui eut pour effet de perturber les ondes.

— Ari a suivi ta trace jusqu’à la mine de Kruger. Nous savons désormais que cet homme était soumis à un chantage. Il t’a livré à des abolitionnistes. J’ai dû m’adresser à Ari. Elle a envoyé quelqu’un – j’ignore qui – te délivrer. Elle dit qu’ils t’ont passé des bandes.

Cette période n’avait pour lui aucune structure temporelle et spatiale. Il reporta ses pensées sur le présent, et y réfléchit.

— Combien de temps ?

— Deux jours.

Possible.

— Tu es icidepuis vingt-quatre heures, ajouta Justin. J’ai été autorisé avec Jordan à venir te voir dès ton retour, et on m’a accordé un droit de visite permanent.

Grant prit peur. Cette illusion voulait donc s’installer à demeure dans son esprit, ce simulacre de réalité auquel il était vulnérable. Sa défaite s’annonçait inévitable. Il resta assis dans le lit et pleura.

— Grant.

— Ça va. Mais si je te demande de me laisser, ne discute pas.

— Ce n’est pas une bande, Grant. Tu es revenu, bon sang.

Justin serra sa main dans la sienne, si fort que les os en furent comprimés.