Vanité, vanité.

Jordan avait eu des liaisons. (N’était-ce pas leur cas à tous ?) Mais au moment de transmettre son hérédité il s’était méfié de la nature, ou de la gent féminine. La tentation de la divinité avait pu le séduire : peut-être estimait-il qu’un Spécial se devait d’en produire un autre.

Un dupliqué parental n’était pas un azi. Sur le plan légal, il existait des différences considérables entre, par exemple, Justin et Grant, qui devait s’asseoir à l’autre table. Ils étaient très proches dans tous les domaines et nés dans le même labo à un jour (insignifiant) d’intervalle. Mais Justin, un jeune homme brun de dix-sept ans au physique agréable, à la mâchoire carrée et aux larges épaules, la réplique de Jordan au même âge, portait le matricule CIT 976-88-2355DP : le préfixe de Citoyen si important et le suffixe de Dupliqué Parental. La reproduction était parfaite, à l’exception des traits accidentels comme le nez cassé de Jordan, la petite balafre sur le menton de Justin et, surtout, la personnalité etles capacités. À l’époque où Justin n’était qu’un minuscule embryon à l’intérieur d’une cuve utérine le projet Bok pouvait déjà être considéré comme un échec, mais (et cela amusait Ari) Jordan avait entretenu l’espoir que ses bandes et ses gènes parviendraient à compenser les lacunes de la science.

Ce garçon possédait un esprit très vif. Mais il n’était pas Jordan. Dieu merci.

Grant portait le matricule ALX-972 : un expérimental conçu par Ari, au physique très réussi et aux antécédents excellentsc un généset de Spécial sur lequel elle avait corrigé une tare génétique. Le résultat était tel que les descendants d’un biologiste au corps flasque, affligé de myopie et de problèmes auditifs, en auraient été sidérés.

Grant n’était pas doué pour la biologie mais pour la conception de bandes. Cet Alpha pourrait perfectionner les structures qui faisaient de lui ce qu’il était devenu. Et la différence de statut légal résidait dans ces structures, et non dans la substitution de certaines séquences du généset ou la nature de la matrice qui avait servi de cadre à leur gestation.

Un nouveau-né, confié à son père et placé dans un berceau de la Maison, avait entenduc trop souvent le silence. Accaparé par son travail, Jordan Warrick n’avait pas de temps à lui consacrer, et il devait attendre ses repas, être éveillé par des bruits intempestifsc

L’autre avait été mis dans un berceau du laboratoire où des battements de cœur étaient à intervalles réguliers remplacés par une voix apaisante, où ses mouvements étaient surveillés, ses pleurs mesurés, ses réactions minutéesc puis il avait écouté des bandétudes pendant trois ans, jusqu’au jour où Ari l’avait confié aux bons soins de Jordan. Il s’agissait d’une mesure normale. Tous les azis de potentiel Alpha étaient élevés par des humains, et à l’époque les rapports entre Ari et cet homme étaient houleux mais sans plus. L’attribuer à un membre de la Maisonnée qui avait un fils du même âge était naturel, et disposer d’un Alpha en tant que compagnon de jeu représentait un honneur, même à Reseune.

Je sais pouvoir faire confiance à Justin, avait-elle déclaré à Jordan. Les réunir me paraît logique. J’accepte bien volontiers qu’ils soient élevés ensemble, dès l’instant où il me sera possible de poursuivre l’instruction de Grant et de contrôler ses progrès.

On pouvait en déduire que Justin obtiendrait par la suite la garde de l’azi, qu’il deviendrait son compagnonc et donc qu’Ari estimait le jumeau génétique de Jordan digne de faire partie des tuteurs d’Alpha, qu’elle pensait que ses propres résultats équivaudraient à ceux d’un azi de ce type.

Tout se déroulait comme elle l’avait prévu. Les interventions étaient banales, mineures, et ne risquaient pas d’affecter l’intellect de l’azic ce qui, dans certaines limites bien sûr, n’avait d’ailleurs pas été sa préoccupation fondamentale lors de sa création.

En outre, Ari n’était pas mécontente d’avoir un contact auprès d’un personnage tel que Jordan, même si Grant ne pourrait rien lui apprendre qu’elle ne sût déjà.

Maisc elle estimait que ce serait peut-être utile un jour.

Elle termina la salade puis s’entretint avec Giraud pendant que les serveurs changeaient les assiettes et apportaient le plat suivant : un jambon magnifique. Des porcs terriens étaient élevés à Reseune, nourris des déchets des jardins. Cochons et chèvres, les plus anciens et les plus résistants de tous les fournisseurs de viande de l’humanité, des animaux assez prudents pour ne pas s’empoisonner en mangeant des plantes locales.

Contrairement aux chevaux et aux bovins qui paraissaient avoir des tendances suicidaires.

On apporta le dessert, un sorbet parfumé et savoureux.

— Vous savez, déclara-t-elle, nous allons devoir procéder à des changements radicaux au sein du personnel.

Elle fut étonnée par le brusque silence. Tous tendaient l’oreille, alors qu’elle ne s’était adressée qu’à Denys.

— Je ne m’attends pas à rencontrer de difficultés pour faire accepter le projet Espoir.

Tous l’écoutaient, sans dissimuler leur intérêt. Elle sourit aux membres de la Famille, posa sa cuiller et prit la petite tasse de café.

— Vous savez comment interpréter cela. Aucun problème. Oubliez ce que vous avez pu entendre. Tout continue, sans imprévus ni retards, et nous avons en outre à relever un nouveau défic d’ailleurs passionnant : l’implantation d’une installation psych militaire à Lointaine. En plus de ce que nous avions prévu. Et cela bouleverse tous nos projets. Il convient de féliciter Jordan pour le travail de préparation. Il faut lui accorder le mérite de nous avoir ouvert la route d’Espoir etlivré l’annexe de Lointaine sur un plateau. Les faits sont là. Et il est le principal artisan de cette magnifique victoire.

Nulle expression n’apparaissait sur le visage de Warrick, qui rétorqua :

— Cessons de feindre. Nous sommes entre nous, pas devant des caméras.

Elle lui adressa un sourire.

— Jordan, je vous assure de ma profonde reconnaissance. Je m’étonne que cela puisse vous décevoir, mais vous venez de rendre un fier service à Reseunec et à moi-même. C’est sans la moindre arrière-pensée que je vous félicite.

— Enfer !

Ari se mit à rire et but une autre gorgée de café.

— Mon cher Jordie, je sais que vous espériez m’en faire la surprise, mais c’est à moique Gorodin s’est adressé. Je vous accorderai tout ce que vous désirez. Vous obtiendrezce transfert tant attendu, vous et tous les membres de votre section désireux de partir pour Lointaine. Lorsque nous aurons reçu la demande officielle des militaires, cela va de soi.

— Qu’est-ce que ça signifie ? voulut savoir Yanni Schwartz.

— Je ne dis pas que ce sera une mauvaise chose, déclara Ari. Et sachez que ce coup de poignard dans le dos n’est pas volontaire, Yannic Jordan ma forcé la main. Je pense d’ailleurs que tous devraient y réfléchir, ceux qui préfèrent s’exiler au loin et ceux qui ne souhaitent pas renoncer au confort de Reseunec et Dieu sait que les jambons et les fruits frais manqueraient à certains d’entre nous. Mais les opportunités qui accompagnent tout transfert doivent être prises en considération.

Une autre gorgée de café, bue lentement, l’air pensif. Elle surveillait les yeux de Jordan comme s’ils s’affrontaient au fleuret.

— Nous ne supprimerons pas la section éducative de Reseune. En outre, il sera impossible de tous vous transférer. Nous devrons nous restructurer, faute de pouvoir nous dupliquerc

Un sourire un peu plus large leur indiqua qu’elle voulait plaisanter. Suli Schwartz s’éveilla et regarda autour de lui afin de découvrir s’il était ou non censé rire.

— Jordie, je vous demanderai de me signaler les membres de votre équipe les plus qualifiés.

— Avec plaisir, même si je doute que vous teniez compte de mon avis.

Elle rit, afin de conserver à cet échange de paroles un tour courtois.