Chapitre II

1

Vue depuis les airs, Reseune était une tache de verdure, une bande de vie encastrée dans la profonde vallée de la Novaya Volga. Chaque année, la Ville empiétait un peu plus loin sur les berges du fleuve : immeubles blancs de construction récente, enclos de l’AG, baraquements, laboratoires qui s’étendaient sous le hublot de gauche. Ariane Emory réunit ses papiers au moment où l’avion entamait sa descente et Florian apparut à côté de son siège pour prendre son nécessaire de voyage.

Elle ne se sépara pas de sa mallette.

Comme à son habitude.

Le jet prit contact avec le sol et la piste bétonnée grimpa à la rencontre des ailes delta. Le pilote freina et alla immobiliser l’appareil devant les bâtiments de l’aéroport pendant que le personnel au sol passait à l’action : chauffeurs, bagagistes, mécaniciens. Une intervention rapide et précise qui permettait de tout régler à la fois, de la décontamination au débarquement. Ceux de Novgorod n’auraient pu les égaler.

La totalité de l’équipe était constituée d’azis nés à Reseune. Les critères retenus pour leur formation dépassaient de beaucoup ceux jugés satisfaisants partout ailleurs. Mais cela s’appliquait à la majeure partie du personnel de ces laboratoires.

Elle voyait des visages et des modèles connus, et tout ce qui les concernait était stocké dans les banques de données.

Et, pour la première fois depuis des jours, Ariane Emory parvint à se détendre.

Sur le plan de la sécurité, le transfert s’était opéré sans problème. Les services de Reseune avaient pris la relève à l’instant où l’information selon laquelle RESEUNE UN décollait de Novgorod parvenait au bureau de Giraud Nyec en ne lui laissant qu’une heure de battement. Les déplacements d’Ari étaient souvent imprévus et elle n’en informait pas toujours à l’avance le responsable de la sécurité, mais cette fois elle avait battu tous les records.

— Avertis notre équipe, dit Giraud à Abban, son garde du corps.

L’azi s’en chargea avec son efficacité coutumière. Il veilla à faire procéder au transfert des registres et des rapports pendant que Giraud contactait son frère Denys, à l’administration. Ce dernier informa la section un du retour d’Ari dès que l’appareil entama la phase d’approche finale.

Le reste était de la routine, la procédure standard lorsque RESEUNE UN arrivait dans un grondement de turbines et qu’Ariane Emory revenait s’installer chez elle, dans sa section, sa résidence.

Au cours des informations de la veille des commentateurs avaient déclaré que le vote sur le projet Espoir venait d’être ajourné. La Bourse en avait été ébranlée et l’onde de choc risquait de se propager très loin dans l’espace, bien que les analystes aient qualifié ce contretemps de retard procédurier. Mais ils avaient aussi eu droit à une bonne nouvelle sous la forme d’une brève dépêche accompagnée d’une vid biographique fournie par le bureau des Sciences : un obscur chimiste de Lointaine venait d’obtenir un statut de Spécial. Au moins cette demande avait-elle été accueillie favorablement. Puis le Conseil s’était lancé dans une session marathon qui s’était poursuivie jusqu’au petit matin, ce qui avait engendré d’autres remous dans les places boursières interstellaires où les incertitudes n’étaient pas plus prisées que les brusques renversements de politique. Les porte-parole de tous les gouvernements de l’Union avaient organisé des conférences de presse pour commenter la situation et tenter de l’analyser – des interventions diffusées sous forme de flashes spéciaux avant même les informations du matin – et les journalistes avaient fait de leur mieux pour proposer des interprétations, faute de se voir accorder des interviewsc même de la part des conseillers de l’opposition.

Seul le chef de la faction abolitionniste de la coalition centriste avait accepté d’exprimer son opinion : Ianni Merino, un personnage aux cheveux blancs en bataille, au visage encore plus rouge et aux propos encore plus outranciers que de coutume. Il voulait réclamer un vote de censure et envisageait de se séparer des centristes. S’il ne disposait pas des voix nécessaires pour mettre sa première menace à exécution, il pourrait réaliser la seconde. Giraud Nye avait écouté ses déclarations avec attention. S’il savait bien plus de choses que les commentateurs, il se demandait comme eux quel genre d’accord venait d’être conclu en coulisses et ce qui avait pu inciter Mikhaïl Corain à l’accepter.

Un triomphe pour Reseune ?

Une catastrophe politique ? Une perte ?

Il n’était pas dans les habitudes d’Ariane de le consulter pendant les sessions du Conseil, hormis en cas d’extrême urgence. Elle ne pouvait utiliser le téléphone, pas même sur les lignes protégées du bureau, mais elle avait des courriers et des avions à sa disposition.

Qu’elle n’eût pas donné signe de viec cela semblait indiquer qu’elle gardait la situation sous contrôle malgré cet ajournement inattendu. Il l’espérait, tout au moins.

Les rencontres prévues avaient été annulées, les conseillers s’étaient décommandés et ceux de Russell et de Pan-paris avaient regagné en hâte Station Cyteen pour embarquer à bord d’un vaisseau qui devait appareiller pour leur système. Leurs secrétaires voteraient à leur place, par procuration. Sans doute avaient-ils reçu des instructions bien précises.

Ce ne fut pas seulement le protocole qui incita Giraud Nye et son frère Denys à aller attendre le petit car qui gravissait la rampe d’accès de Reseune.

La porte du véhicule s’ouvrit. Le premier passager qui débarqua fut comme toujours Catlin, vêtue de l’uni-forme noir des membres des services de sécurité. Le teint blême et les traits tendus, ce qui n’était pas de bon augure, l’azie se pencha afin d’aider Ari à descendrec Ari qui portait un ensemble bleu ciel et tenait comme toujours sa mallette. Rien en elle ne pouvait laisser présumer d’une victoire ou d’une catastrophe. Puis elle se tourna vers les Nye et son expression dissipa leurs incertitudes.

— Votre bureau, dit-elle à Denys.

Giraud vit alors Jordan Warrick parmi les membres de l’équipe. Il n’était pas censé se trouver à bord de cet appareil. Parti cinq jours plus tôt à bord de RESEUNE UN, il n’aurait dû rentrer qu’en fin de semaine par un vol spécial de la RESEUNAIR.

Ils avaient de sérieux problèmes. L’arrivée de cet homme en compagnie d’Ari le surprenait autant que si les centristes et les expansionnistes venaient de faire cause commune. Les membres de la section de Warrick ne l’accompagnaient pas. Seul Paul, son chef de Maisonnée azi, le suivait avec son nécessaire de voyage, l’air inquiet.

Abban pourrait recueillir des informations auprès de l’entourage d’Ari, ces azis qui appartenaient à la Famille et étaient libres de rapporter les conversations entendues. Giraud donna cet ordre à Abban puis rejoignit Ari, Denys et Florian. Sitôt après avoir franchi les portes, ils s’engagèrent sans dire un mot dans un couloir latéral. Catlin suivait avec Seely, l’azi de Denys.

Ils n’échangèrent pas une seule parole tant qu’ils ne furent pas dans le bureau de Denys. Ari attendit qu’il eût mis en marche le brouilleur phonique de la pièce pour déclarer :

— Nous avons un problème.

Elle posa sa mallette sur le bureau en bois exotique verni et l’ouvrit avec des gestes précis.

— Le projet Espoir serait-il compromis ? s’enquit Denys en prenant la fiche qu’elle lui tendait. Ou est-ce en rapport avec Warrick ?

— Gorodin nous garantit que nous obtiendrons la majorité pour Espoirc si Jordan est nommé agent de liaison à l’installation psych militaire de Lointaine que nous devrons inclure de façon détournée dans notre projet.

— Seigneur ! s’exclama Giraud, avant de s’asseoir. Apprenez-moi comment vous avez acheté le vote de Mikhaïl Corain, et pourquoi l’amiral a inclu le transfert de Warrick dans cette tractation.