Il ne semblait avoir aucun doute, et il était évident qu’Ari n’en avait pas non plus.

— Il nous pose un sérieux problème, dit-elle.

— Nous ne pouvons rien faire contre lui, s’empressa de déclarer Giraud, pris de panique.

Ari oubliait parfois ses limites, ou celles qu’aurait dû lui imposer la prudence.

— Il table sur ce fait, n’est-ce pas ?

Elle s’installa dans le fauteuil restant.

— Il reste à voter. Cette formalité pourra attendre la fin des travaux. Notre budget a été approuvé.

Giraud était en sueur. Il réprima le désir de s’essuyer le visage. Les ondes de l’audiobrouilleur entraient en résonance avec ses dents mais il était surtout incommodé par ses entrailles.

— Eh bien, c’est déjà ça, déclara Denys qui inclina son fauteuil en arrière et croisa les mains sur son estomac proéminent. Jordan est un imbécile. Pour commencer, nous pouvons placer sa section sous le contrôle de l’administration et récupérer son équipe et tous ses fichiers.

— Il est loin d’être stupide, rétorqua Ari. Je veux savoir si certains dossiers n’ont pas disparu.

— Vous pensez qu’il a pu leur fournir des documents compromettants ?

— Qu’est-ce qui aurait pu l’en empêcher ?

— Merde, laissa échapper Giraud. Ari, je vous avais mise en garde. Je vous avais avertie.

Elle inclina la tête, pour le lorgner.

— Vous oubliez un détail. Même s’il part pour Lointaine, son fils restera parmi nous.

— Nous avons cinq autres années de budget à faire accepter. Que se passera-t-il lorsque Jordie se sera exprimé devant les médias ?

— Ne vous tracassez pas pour ça.

— Que voulez-vous dire ?

— Il est ici, non ? Il a laissé ses assistants et le reste de son équipe à Novgorod. Paul excepté, bien sûr. Je ne lui ai pas encore parlé de cette fuite. Je me suis contentée d’envoyer Florian lui adresser un avertissement. Il a conscience de la gravité de ses actes et il doit savoir que je n’ignore rien de ses agissements.

— Si vous touchez à cet hommec Écoutez-moi. Il n’a certainement pas tenté une chose pareille sans protéger ses arrières. Dieu sait quels torts il peut nous causer et quels atouts il garde dans sa manche. Seigneur, je n’avais rien prévu de ce genre.

— Jordan et ses récriminations. Sa demande de transfert. Ses accrochages avec les autres membres de l’équipe. Oh ! Nos rapports sont toujours courtois, malgré nos divergences sur le plan politique. Nous avons d’ailleurs eu une discussion sur ce thème, pendant le retour. Et nous échangions de larges sourires. Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui prouve que je n’aie pas crules déclarations de Gorodin, après tout ?

— Il le sait !

— Et il sait que je sais qu’il le sait. Voilà la raison de nos amabilités. Je vais vous dire une chose. Je ne suis pas inquiète. Il croit que je m’abstiendrai d’agir tant que j’ignorerai ce qu’il détient contre nous. Il pense être le maître de la situation. Notre Spécial de la section éducative se juge plus malin que les autres et il a risqué le tout pour le tout en étant convaincu que tout se passera comme il l’a prévu. Il fera bientôt une contre-proposition. Moi aussi. Des mois s’écouleront ainsi. Il est certain de pouvoir me contrer, rendre coup pour coup. L’avenir nous dira qui a raison. Pour l’instant, je vais me contenter de regagner mes appartements. Florian a dû terminer, à présent. Je prendrai une douche, m’allongerai un moment et lirai les rapports. Ah ! Je souhaite faire un véritable repas. Dîner de gala, ce soir. Ne convient-il pas de célébrer dignement la fin d’une session du Conseil ? Catlin se chargera d’établir le menu.

— Je vais en informer l’équipe, dit Denys.

Le simple fait de penser à de la nourriture retournait l’estomac de Giraud.

— Ce n’est pas un échec complet, ajouta-t-elle. Avez-vous suivi les informations ? La coalition centriste craque aux entournures. Le comportement de Corain a déçu Ianni Merino. Je n’aurais jamais cru qu’un vieux politicien comme Corain serait un jour dépassé par les événements. Ses partisans avaient accepté de se retirer en cours de séance et voilà qu’il modifie soudain sa positionc Les abolitionnistes ne vont-ils pas le soupçonner de s’être laissé acheter ? Laissons-les s’écarter du centre et réclamer à nouveau la fermeture des labos. Il n’y a rien de tel pour semer la panique dans les rangs des modérés.

— C’est justement auprès de cet électorat que Jordan peut le plus nous nuire ! S’il s’adresse aux médiasc

— Oh ! Vous ne pensez tout de même pas que nos adversaires prêteront attention à l’opinion de quelqu’un qui travaille pour nous ?

— Pourquoi ne le feraient-ils pas, s’il leur dit ce qu’ils souhaitent entendre ?

— Alors, il faudra faire en sorte qu’il perde une partie de sa crédibilité. Étudiez la question,Gerry. Corain finira par accepter – que dis-je ? par voter – la proposition de création d’une annexe de Reseune sur la route de la colonie Espoir. Les abolitionnistes ne sont pas devenus plus raisonnables, seulement plus discrets, et nous avons en leur sein quelques taupes qui nous permettent d’avoir accès à leurs dossiers. Occupez Corain en attisant les dissensions dans les rangs de ses partisans. Gorodin se sentira incommodé par les remous et nous lui ferons alors des propositions à même de l’intéresser. Il tient à ménager la chèvre et le chou. Le cas de Lu est plus délicat, mais nous le ramènerons à la raison. L’installation de Lointaine devrait nous le permettre. Étudiez toutes les possibilités. Avec discrétion. Utilisez vos contacts chez les militaires. Le bureau des Sciences va envoyer un vaisseau notifier à Rubin son nouveau statut et faire le nécessaire pour lui attribuer une résidence protégée dans la zone bleue de Lointaine : l’équipe partira dimanche, à bord de l’ Atlantis.

— Harogo sera à son bord ? voulut savoir Denys.

— Bien sûr. Il n’y aura pas le moindre accroc, croyez-moi. Il fera passer la douane à nos hommes et l’ Atlantisest rapide.

— Les militaires pourraient le rattraper.

— C’est exact. Mais Harogo est notre meilleur atout, sur sa station, et il a dans ses bagages le projet de construction le plus important que Lointaine ait jamais convoité. Après le couloir Espoir, naturellement. Tout se passera bien. Et si les centristes tentent quoi que ce soit contre Rubin, Harogo redressera sans peine la situation. Devoir lancer une riposte de ce genre ne serait pas pour me déplaire. Avez-vous vu le clip ? Rubin, le scientifique aux grands yeux, innocent et vulnérable. Je suis assez satisfaite de son impact.

— Cela peut se retourner contre nous, fit remarquer Giraud.

— J’ai confiance en Harogo. Il est parfois nécessaire de se contenter d’attendre.

— Même en ce qui concerne Warrick ?

— À condition qu’ils veuillent encore de lui le moment venu.

2

Ari adressa un doux sourire aux convives puis reporta son attention sur la salade qui provenait de ses jardins potagers et qu’elle assaisonna d’une copieuse cuillerée de keis : un fromage synthétique, une levure salée dont les spatiaux étaient friands. Sa mère en utilisait, autrefois. Ari aimait toujours son goût âcre et s’en procurait en dépit des problèmes d’importation.

La plupart des autres membres de la Famille avaient quant à eux le keis en horreur.

Ils étaient dans la grande salle à manger : une longue table centrale pour la Famille, et d’autres disposées en U sur le pourtour de la pièce pour les azis qui étaient à la fois plus proches et plus nombreux que les parents selon un rapport d’environ deux contre un.

Elle-même en bout de table, comme toujours depuis la mort d’oncle Geoffrey. À sa droite, Giraud Nye ; à sa gauche, Denys ; puis à nouveau sur la droite Yanni Schwartz et sur la gauche sa sœur Beth, avec en face d’elle le fils de Beth par Giraud : le jeune Suli Schwartz au nez et au visage en lame de couteau, maussade et mort d’ennui à seize ans. Ensuite venaient Petros Ivanov et ses deux sœurs, Irene et Katrin ; l’amant du moment de cette dernière, Morey Carneth-Nye à la peau sombre ; la vieille Jane Strassen qui ressemblait à une impératrice douairière avec sa robe noire et ses bijoux d’argent exhibés de façon ostentatoire ; sa fille Julia en robe verte au décolleté pour le moins audacieux ; ce cher cousin Patrick Carnath-Emory, bienplus Carnath qu’Emory et aux doigts en guimauvec il essuyait déjà son pantalon ; la fille de Patrick, Fideal Carnath, au teint olivâtre et charmante, puis son fils de trente-deux ans, Jules, qu’ils avaient cru de Giraud avant qu’un examen génétique ne révélât que son père était en fait Petros. Venaient ensuite Robert Carnath-Nye, sa fille Julia Carnath et,à l’autre bout de la table, Jordan Warrick et Justin, qu’une personne non informée aurait pu prendre pour son fils alors qu’il était son clone.