Il y avait longtemps que Petros soutenait ce point de vue.

— Elle n’a jamais eu la moindre déception en ce domaine, intervint Denys. Pas encore.

— Nous devons veiller à ne pas la dégoûter des études, rétorqua Giraud. Mais c’est en effet une possibilité. Qu’en disent les ordinateurs, lorsqu’ils ne sont pas occupés à traiter ce que leur fournit Warrick ?

— Devons-nous tout reprendre de zéro ? demanda Peterson. Je doute d’obtenir des résultats différents. Je pense que vous devez tenir compte de ce que nous savons déjà. Accélérer le programme alors que nous venons de déceler une anomalie seraitc

Petros se pencha vers lui, la mâchoire saillante.

— Vous préféreriez passer au point mort et laisser l’écart s’accentuer ?

— Je souhaiterais vous faire remarquer une chose, docteur Ivanovc

— Je sais de quoi vous voulez parler, nous le savons tous.

Giraud se servit un autre verre d’eau.

— Ça suffit, dit-il. Nous traiterons ces maudits tests. Nous leur attribuerons du temps sur les ordinateurs. Nous devons obtenir des réponses. Nous poserons la question demain, si c’est possible.

Leur meilleur atout était à ses yeux une analyse vocale, mais il leur faudrait pour cela étudier une multitude de bandes.

Le Projet dévorait le temps des ordinateurs avec voracité, et les divergences devenaient de plus en plus nombreuses.

De même que les demandes du comité d’enquête du Conseil. Le gouvernement voulait se faire communiquer tous les documents qui pourraient permettre d’établir dans quelle mesure le bureau des Sciences avait avalisé le projet Géhenne, parce que l’Alliance posait des questions précises et réclamait de plus en plus d’informations sur les colons de ce monde : une condition préalable à l’amélioration des relations diplomatiques entre les deux blocs.

Centristes et abolitionnistes exigeaient d’avoir accès à la totalité des archives. Giraud avait appris par ses agents que Mikhaïl Corain constituait un dossier pour demander au Conseil de promulguer un décret de Divulgation qui contraindrait Reseune à lui remettre tous les documents se rapportant de près ou de loin à Emory. Il invoquerait pour cela l’existence de projets secrets, d’autres bombes à retardement sur le point d’exploser, et le fait que la sécurité nationale était prioritaire sur la souveraineté d’un Territoire administratif. Il avancerait que les laboratoires n’avaient aucun droit sur les notes et autres papiers accumulés par Ari pendant qu’elle occupait le siège de conseillère des Sciences, qu’à sa mort de tels documents revenaient de droit à l’État, et que seul un décret de Divulgation permettrait de déterminer ce qui appartenait à Reseune et ce qu’il convenait de classer dans les archives de l’Union.

Et il était exact qu’il existait des bombes à retardement, dont une fillette âgée de huit ans qui serait au cœur des débats et exposée au vitriol et à l’hostilité qui l’attendraient à Novgorodc

Ils en revenaient toujours au même point. Il s’avérait indispensable de tout rendre public.

Avant qu’un décret de Divulgation ne permît aux journalistes de prendre connaissance de tous les secrets de l’existence de la première Ari et que son double ne pût apprendre par les médias tout ce que lui réservait l’avenir.

5

Elle devait désormais se présenter chaque matin au bureau du D r Edwards pour y suivre ses cours puis passer ses après-midi à la bibliothèque ou au labo-bandes, pour approfondir ses connaissances. Il y avait des contrôles et son professeur l’interrogeait et lui donnait de nombreux exercices.

Catlin et Florian devaient eux aussi poursuivre leur éducation, dans une école pour azis, en bas dans la Ville : un endroit qu’ils appelaient les Baraquements verts. Une fois par semaine, ils y passaient la nuit après avoir traversé une Pièce ou suivi un entraînement particulier. Le reste du temps, ils venaient la chercher à la bibliothèque ou au labo et rentraient avec elle.

Comme ce jour-là. Ils avaient tous les deux une allure martiale, avec leur uniforme noir. Peut-être étaient-ils encore plus graves que d’habitude lorsqu’ils franchirent les portes puis empruntèrent le passage pour piétons.

— Je ne crois pas qu’il existe un endroit plus sûr pour parler, déclara Catlin.

— On ne sait jamais, rétorqua Florian. Leur matériel permet d’écouter de très loin. Comme on ne peut pas savoir s’ils nous surveillent, il faut se déplacer sans cesse et espérer qu’ils ne prennent pas la peine de nous suivre avec leurs micros directionnels en pensant qu’on va dire quelque chose d’important. Ça représente un sacré travail, quand la cible est en mouvement.

— S’ils n’ont pas entendu nos propos d’hier soir, il est probable qu’ils ne s’occuperont pas de nous, déclara Ari.

Elle savait être assez gentille pour ne pas s’attirer d’ennuis, sans pour autant l’être trop et faire naître des soupçons quant à ses intentions. Elle s’abstint de le préciser à haute voix et se dirigea vers la mare aux poissons. Elle avait un sachet de nourriture dans sa poche.

— Qu’alliez-vous me dire ?

— Qu’il ne faut jamais hésiter à frapper l’Ennemi les premiers, répondit Catlin. Si c’est réalisable, bien sûr. Car il faut pour cela s’assurer de l’identité exacte des adversaires, de leur nombre, de la position qu’ils occupent et de leurs possibilités. Il faut savoir tout cela.

— Ce qui n’est pas facile quand on a affaire à des grands, fit remarquer Florian. Ils savent tant de choses.

— On peut Avoir n’importe qui, par surprise, dit Catlin.

— Mais en cas d’échec ils voudront alors nous faire Disparaître, précisa-t-il. Nous ne sommes sûrs de rien, sera. Je crois possible de les Avoir. Pour de bon. Je pourrais voler le nécessaire. Tout est dans la réserve, et ils ne prennent pas beaucoup de précautions. Pas assez, je trouve. L’important, c’est que je peux me procurer le matériel. Tuer l’Ennemi est réalisable, mais les risques sont grands. Nous pourrons faire un essai, pas deux.

— Et si nous ne savons pas qui sont les alliés de l’Ennemi, nous nous ferons Avoir à tous les coups, surenchérit Catlin. Il faut vraiment que ça en vaille la peine, pour prendre de tels risques.

Les nombreuses pensées qui traversaient l’esprit d’Ari s’assemblèrent. Clic. Sans s’arrêter, les mains enfoncées dans ses poches, elle répondit :

— Et si on ne sait pas tout, c’est encore pire que de se faire Avoir. On ignore qui il faut éliminer ensuite. Or nous ignorons qui tire les ficelles, ce que feront ses associés, qui sont nos amis et nos ennemis, et qui aura la situation en main. Et ce sont autant de choses que nous n’avons aucun moyen d’apprendre.

— Je ne sais pas, dit Florian. C’est vous qui pouvez savoir ces choses, sera, pas nous. Nous en Aurons un, peut-être deux si nous nous séparons ou si nous réussissons à les réunir au même endroit. Je parle de nos principaux Ennemis. Mais ensuite nous aurons tous les autres à nos trousses.

Ils atteignirent l’étang et Ari s’agenouilla au bord de l’eau. Elle sortit de sa poche le sachet de nourriture. Catlin et Florian vinrent s’accroupir près d’elle.

— Tenez, dit-elle.

Elle leur tendit le sachet afin qu’ils se servent puis lança un granulé au poisson blanc qui montait vers la surface. Blanc-et-rouge faillit le prendre de vitesse. Elle regardait les cercles concentriques qui s’écartaient les uns des autres et les feuilles de nénuphar qui dansaient.

— Il sera coriace, ajouta-t-elle. Nous ne pouvons pas tous les Avoir. Il y a trop d’intérêts en jeu. Giraud a des amis. C’est un personnage influent, même hors de Reseune, et il faut tenir compte de ses atoutsc la sécurité et je ne sais quoi d’autre. Et même si on le tuaitc

Parler d’assassiner quelqu’un lui paraissait étrange. Ce n’était pas réel, tout en l’étant. Pour Florian et Catlin, éliminer cet homme serait facile. Si elle ne se sentait pas plus en sécurité pour autant, son impression d’impuissance s’atténuait.