Ils en restèrent là.

Ces appareils n’étaient pas les seuls moyens de surveillance. Catlin pensait que Seely appartenait à la sécurité au même titre qu’Abban, l’azi de Giraud. Ari s’en était doutée, Florian aussi.

Catlin leur apprenait elle aussi des choses utiles : comment rester si immobile que personne ne pouvait vous entendre, quelles parties du corps il convenait de frapper en cas d’agression.

Oncle Denys n’avait aucune raison de se soucier ainsi de sa sécurité ou de s’inquiéter des dangers qui pouvaient la guetter dans les couloirs de la Maison. Et quand la lettre de maman arriverait – sous peu, désormaisc elle avait compté les mois –, elle serait capable d’assurer seule sa protection pendant le voyage jusqu’à Lointaine.

Mais elle avait un peu peur d’aller en un lieu où vivaient des inconnus, depuis qu’elle avait appris que hors de Reseune des individus malintentionnés n’hésitaient pas à pénétrer chez les gens par effraction pour les voler, les tuer, ou leur faire d’autres choses désagréables. Mais elle savait repérer de loin tous ceux qui risquaient de mal se conduire et ses azis lui enseignaient comment les rendre inoffensifs par des méthodes plus expéditives que celles qui consistaient à attirer leur attention et les Travailler.

Elle eût aimé pouvoir les tester sur Amy Carnath.

Mais tout le monde l’eût appris, et on ne pouvait pas ramener les morts à la vie.

Travailler les gens permettait d’obtenir bien plus. À condition d’avoir du temps devant soi.

Elle apprit des rudiments de cette technique à Florian et Catlin, mais pas trop. Tout d’abord parce qu’ils étaient des azis et qu’elle devait prendre garde à ne pas les stresser, alors qu’il était difficile d’expliquer cela sans faire une démonstration. Ensuite parce qu’elle craignait qu’ils ne pussent s’en servir contre elle.

Et enfin parce qu’elle voulait rester la meilleure en ce domaine. Elle était leur super.

En outre, ils l’effrayaient un peu. Par instants elle ne pouvait se passer d’eux, à d’autres moments elle eût préféré ne jamais les avoir reçus en cadeau. Ils l’exaspéraient ou la faisaient rire. Elle s’interrogeait parfois sur leur compte en plein milieu de la nuit. Et elle se disait alors qu’elle n’aurait pas dû s’attacher à eux à ce point, parce que maman risquait de ne pas leur permettre de partir avec elle.

Elle ignorait pourquoi elle avait de telles pensées, mais c’était très pénible et elle ne pouvait supporter la peur, et la souffrance.

— Nous devons faire bien attention à ne pas nous attirer des ennuis, déclara-t-elle à Florian et Catlin.

Ils venaient de se retrouver dans sa chambre, après avoir été réprimandés par Nelly.

Et, parce que cette pensée était ancrée dans son esprit, elle aborda un sujet dont elle brûlait de leur parler depuis longtemps mais qu’il était difficile d’expliquer en n’utilisant que des mots.

— J’avais des amis qui ne sont plus ici. On s’attire des ennuis et ensuite ils Disparaissent.

— Que voulez-vous dire ? demanda Florian.

— Ils ne sont plus ici.

— Morts ? s’enquit Catlin.

Son cœur bondit. Elle secoua la tête.

— Ils Disparaissent. Ils partent à Lointaine, ou ailleurs.

La suite était difficile à résumer. Elle fronça les sourcils, pour leur indiquer qu’ils ne devaient pas l’interrompre.

— Ma maman et son azi ont Disparu. Elle ne voulait pas partir. Oncle Denys dit qu’elle a un travail très important à faire. Je ne sais pas s’il dit la vérité ou s’il ment. C’est peut-être ce que les grands racontent aux gosses. Un tas d’enfants ont Disparu, eux aussi. Voilà pourquoi je m’efforce d’être prudente. Vous devez l’être aussi.

— Si on nous fait Disparaître, nous reviendrons, déclara Catlin.

C’était bien d’elle. Elle en serait capable. Et dans le cas contraire elle ferait beaucoup de dégâts.

— Ma maman est très intelligente et Ollie est très fort, et je doute qu’ils se contentent de nous emmener. Il se peut qu’ils nous Travaillent, vous savezc qu’ils nous psychent.

— Qui est notre Ennemi ? voulut savoir Florian.

Tel était leur mode de pensée. Son cœur battait très fort. Elle n’en avait jamais parlé. Elle n’avait jamais considéré la question sous le même jour qu’eux, avec du recul. Tout acquérait un sens, lorsqu’on reléguait l’inquiétude en arrière-plan. Il devenait alors possible d’analyser avec lucidité la situation et de se demander : Et s’il y avait vraiment un Ennemi ? Elle s’assit pour réfléchir, chercher à identifier ceux qui pouvaient s’emparer des gens, les psycher et les faire Disparaître sans coup férir.

Elle tira Florian vers elle et mit ses mains en cornet autour de son oreille ; une précaution indispensable pour qu’un secret restât un secretc à cause du concierge. En outre, si l’Ennemi n’était pas un fruit de leur imagination ils se trouvaient en danger.

— Je pense à Giraud. Mais ce n’est pas un Ennemi ordinaire. Il peut nous donner des ordres. Il est le chef de la sécurité.

Florian en fut ébranlé. Catlin le poussa du coude. Il se pencha vers elle pour lui répéter les paroles d’Ari, et elle parut à son tour terrifiée.

Alors qu’elle n’avait peur de rien.

Ari la tira vers elle pour murmurer :

— Il est bien le seul qui serait capable d’avoir Eu ma maman.

— Alors, nous devons l’Avoir les premiers.

— Je ne suis pas certaine qu’il soit notre Ennemi.

Elle s’assit pour réfléchir, pendant que Catlin informait Florian de la teneur de ses propos. Il répondit quelques paroles et Catlin se pencha vers Ari pour lui répéter :

— Ce n’est pas le moment d’en parler.

Elle regarda Florian.

— Les grands sont dangereux, dit-il.

Puis, d’une voix à peine audible :

— Je vous en prie, sera. Demain. Dehors.

Ils avaient assimilé le fond de sa pensée. Ils la croyaient, ses craintes ne leur paraissaient pas absurdes. Elle referma les bras autour de ses genoux. Cela l’avait ébranlée et elle se reprochait sa stupidité. Elle s’inspirait de la colère. Faute d’avoir trouvé un sens aux éléments dont elle disposait, elle n’avait pu parvenir à des conclusions pourtant évidentes. Elle croyait ces Disparitions inéluctables, normales. Une hypothèse stupide. Ces événements n’étaient pas naturels. Des gens les provoquaient, et ses azis l’avaient compris, comme elle l’eût fait si tout cela n’avait pas appartenu depuis toujours à son existence, aussi loin que remontaient ses souvenirs.

Il leur arrivait de jouer à Cherchez l’intrus. Florian ou Catlin lui demandait : Quelle est l’anomalie dans le séjour ? Puis ils chronométraient le temps qu’elle mettait pour la relever. Elle avait battu Catlin à une ou deux reprises, et une seule fois Florian. À deux occasions, ils avaient dû donner leur langue au chat. Ari était plus forte à ce jeu qu’à celui auquel jouait son Ennemi.

Il fallait être d’une stupidité sans bornes, pour croire que de telles choses pouvaient être naturelles.

Lors du départ de maman elle s’était doutée qu’on lui avait forcé la main, avant de se dire presque aussitôt que ce devait être normal : maman ne l’emmenait pas avec elle parce qu’elle était trop jeune et qu’il y avait des dangers. Elle tentait de s’en persuader, alors que l’anomalie lui crevait les yeux.

Elle était à présent encore plus bête de refuser de poursuivre ses déductions jusqu’à leur conclusion logique : s’il existait vraiment un Ennemi capable d’avoir Eu maman, il s’avérait impossible de savoir si elle se portait bien. Cela la terrifiait.

Elle se rappela une dispute avec oncle Denys, au sujet de son précédent anniversaire. Elle ne voulait pas inviter Giraud et il lui avait répondu : Ce que tu dis là n’est pas gentil, Ari. Giraud est mon frère.

Une raison supplémentaire de s’inquiéter.

Car oncle Giraud imposait ses volontés à oncle Denys. Il était le chef de la sécurité, et ses gardes lisaient ses lettres. Ils avaient la possibilité d’empêcher qu’elles ne parviennent à maman.