— Vous le croyez donc perdu ?

— Hum, oui et non, je crois qu’il gardera la vie, mais je crois aussi qu’il restera aveugle. Les deux yeux sont atteints.

— Bon, fit Juve, alors il s’agit bien d’un drame au vitriol. Et tout en parlant, Juve examinait la pièce, notait qu’une somptueuse armoire à glace avait été fracturée : ce qui me chiffonne, voyez-vous, c’est qu’en réalité un drame du vitriol, cela ne suppose guère un vol. Enfin le blessé comprend-il ce qu’on lui dit ?

— Difficilement, répondait le praticien. Il n’a pas perdu connaissance, mais enfin…

Déjà, Juve était auprès du lit, penché sur la malheureuse victime :

— Monsieur Marquet-Monnier, commençait Juve, vous m’entendez ? Je suis inspecteur de police. Dites-moi, que vous est-il arrivé ?

Un gémissement épouvantable s’échappa des lèvres de Sébastien :

— Je ne sais pas. J’ai été attaqué. Je n’ai rien vu. Rita ? où est Rita ?

— C’est votre amie que vous demandez ?

— Ma maîtresse oui, je veux Rita. Dites à Rita de venir.

— Cet homme est dans un état très grave, murmura le médecin à l’oreille de Juve, il est absolument impossible que vous le fassiez parler maintenant. Laissez-moi deux heures pour lui administrer des calmants, faire les pansements. À l’heure qu’il est, votre intervention pourrait lui être fatale.

Des lèvres du blessé la même plainte montait toujours :

— Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, je rentrais dans ma chambre, je n’avais pas encore allumé l’électricité, on s’est jeté sur moi. Rita ? où est Rita ? je la veux, elle me soignera.

— Ne vous inquiétez pas, murmura Juve, M me Rita d’Anrémont va venir, vous la verrez dans quelques instants.

Il s’écarta du lit, tira le médecin par la manche, gagna l’escalier du petit hôtel :

— Docteur, demandait le policier, vous êtes le médecin habituel de cette maison ?

— Je suis depuis longtemps le médecin de M me d’Anrémont, mais il y a un an tout au plus qu’elle connaît M. Marquet-Monnier. Je ne l’ai vu, lui, qu’une seule fois.

— Docteur, lui ne m’intéresse pas. C’est cette M me d’Anrémont qui m’intrigue. Quel âge peut-elle avoir ?

— Elle avoue trente-cinq ans.

— Elle doit avoir dépassé la quarantaine ?

— Je ne crois pas, trente-sept, trente-huit.

— Oui, une femme mûre avec pour amant un petit jeune homme. Hum, je n’aime pas beaucoup ça. (Juve pensait tout haut).

— Ah çà, commença l’homme de l’art, qu’imaginez-vous donc ? Je connais M me d’Anrémont depuis déjà pas mal de temps. Je peux me porter garant de sa parfaite honorabilité. Quand elle connaîtra le malheur survenu à son amant…

— M me d’Anrémont est parfaitement estimable, mais enfin où est-elle ? Car enfin, tout ça est extravagant. Nous sommes en présence d’un malheureux terriblement blessé, au domicile de sa maîtresse et seul dans ce domicile. M me d’Anrémont, j’imagine, devait passer toutes ses nuits chez elle en compagnie de son amant : M. Marquet-Monnier. Ce nom est connu, il doit être apparenté au banquier du même nom.

— C’est son frère.

— Par conséquent il devait, certainement entretenir richement cette M me d’Anrémont et si celle-ci le trompait, elle ne le devait faire qu’en cachette, sans découcher.

— Ah çà, où voulez-vous donc en venir ?

— Mais à quelque chose de bien simple, que diable. C’est que M me d’Anrémont devrait être là. Il est inexplicable qu’elle n’y soit pas ou du moins que son absence ne puisse être expliquée que d’une seule manière…

— Laquelle ?

— Ne serait-elle pas en fuite ? Voyons, ne trouvez-vous pas cela assez naturel, assez limpide, M me d’Anrémont, femme déjà sur le retour, maîtresse d’un jeune homme, ayant besoin d’argent, se venge sur lui, d’un abandon prochain peut-être, en le vitriolant, puis disparaît après avoir cambriolé les objets de valeur ?

— Monsieur l’inspecteur vous parlez de choses épouvantables avec un sang-froid qui me révolte et d’abord, pourquoi M me Rita d’Anrémont aurait-elle cambriolé chez elle ? car cet hôtel lui appartient.

— Son amant avait peut-être les clés de certains meubles où il enfermait les objets précieux qui lui étaient propres.

— C’est inconcevable.

C’était au tour de Juve de ne rien répondre. Évidemment, il était difficile de supposer que Rita d’Anrémont fût réellement l’auteur de la tentative d’assassinat dont venait d’être victime son amant. Mais où était-elle ?

Juve quitta le praticien qui retournait dans la chambre du blessé alors que lui-même se hâtait vers le bas de l’hôtel. Assis sur les marches, se trouvait M. Casimir, le concierge :

— Eh bien, interrogea le brave homme, comment va-t-il ?

— Mal, répondit Juve, je ne sais pas si on le sauvera.

Puis, comme si, tout à coup il eût été illuminé par une pensée bien simple qui lui venait brusquement à l’esprit, il interrogea :

— Mais où donc sont les domestiques ? Je suppose tout de même qu’il doit y avoir, dans un hôtel comme celui-ci, cuisinière et femme de chambre ?

— Il n’y a en ce moment qu’une femme de chambre. M me d’Anrémont vient de rentrer de voyage, elle n’a encore engagé qu’une bonne.

— Et où est-elle, cette bonne ?

— C’est vrai, elle n’est pas là la bonne. Je ne l’ai même pas vue depuis ce matin, hier soir elle est venue un peu bavarder dans ma loge, me causer de ses nouveaux maîtres et puis, elle est rentrée après avoir été voir un des agents de son bureau de placement. Ce matin, Je ne l’ai pas vue.

Juve grommela quelque chose, une phrase que M. Casimir n’entendit pas :

— Voilà une maison où habitent trois personnes, un jeune homme, sa maîtresse, une jeune bonne. Le jeune homme est victime d’une abominable agression, l’appartement est cambriolé et personne n’est là, sauf la victime. La maîtresse et la bonne sont en fuite. Oui, ça m’a bien l’air de ça. C’est bizarre : est-ce que Rita d’Anrémont devrait bientôt faire connaissance avec les cellules du Dépôt ?

En grommelant, Juve arpentait le vestibule du petit hôtel sans même tenir compte de la figure stupéfaite de M. Casimir :

— C’est bizarre, continuait le policier, c’est bizarre, mais ce n’est peut-être pas incompréhensible, ce crime-là. Le vitriol c’est une arme de femme et il y a deux femmes. Laquelle est la complice de l’autre ?

Juve suspendit sa promenade, se retourna.

M. Casimir venait de pousser une exclamation. La porte du vestibule s’était soudain ouverte.

3 – « AUX ENFANTS DU LIORAN »

Cependant, une vive animation régnait au sommet des Buttes-Chaumont, à proximité de Belleville, dans cette partie de Paris diamétralement opposée par la situation, l’aspect, le caractère des habitants, au quartier de l’Étoile. Ce même matin, un mouvement populaire agitait la rue de la Mouzaïa.

Il était huit heures et demie, les enfants du quartier se rendaient en courant à l’école voisine, les ménagères faisaient le marché.

Les boutiques des marchands de vins et des cafés-bars qui pullulent dans ce quartier, n’étaient pas désertes, bien que la plupart des hommes fussent partis au travail. Il en restait toujours qui chômaient, et que le programme d’une journée de repos poussait tout naturellement au cabaret.

Le bar qui donnait sur la rue de la Liberté était particulièrement achalandé. Il avait une apparence mystérieuse. De petits rideaux défraîchis en dissimulaient aux passants la clientèle. C’était une salle basse, enfumée, étroite, elle-même divisée en deux parties par une étroite cloison en carreaux de plâtre, recouverts d’un papier jadis rose tendre.

À droite de cette cloison, percée d’une sorte de judas, se trouvait le comptoir de zinc et quelques tables étroites. De l’autre côté de la cloison, le magasin de bois, charbon, margotins.

Bon prétexte pour le client qui venait chercher un seau de boulets et se retrouvait au milieu d’une partie de « coinchée », devant l’apéritif. Le patron, un gros Auvergnat apoplectique, c’était le père Joseph, et il avait mis comme enseigne à sa boutique : «  Aux Enfants du Lioran », ce qui lui donnait deux sortes de clients : les originaires du Centre, et ceux des autres départements.