PIERRE SOUVESTRE

ET MARCEL ALLAIN

LA LIVRÉE

DU CRIME

13

Arthème Fayard

1912

Cercle du Bibliophile

1970-1972

1 – LES HABITANTS DE LA VILLA SAÏD

— Qui demande-t-on ? Ah c’est vous, mademoiselle. Donnez-vous donc la peine d’entrer.

— Mais non, madame, je ne veux pas être indiscrète.

— Vous ne le serez pas, ma petite, et puis c’est une façon de faire connaissance, entrez. Vous accepterez bien de prendre le café avec nous ?

La personne ainsi interpellée demeura un instant hésitante sur le pas de la porte d’un élégant petit pavillon tout entouré de lierre situé à l’entrée de la villa Saïd, joli square rempli de maisons élégantes, entouré de jardins à l’anglaise, à l’extrémité de l’avenue du Bois de Boulogne, entre celle-ci et le chemin de fer de ceinture.

De l’intérieur de la maison, la voix aimable reprenait :

— Entrez donc. On sera très heureux de vous faire une place, mademoiselle. Au fait, comment vous appelez-vous donc ?

— Je suis M lle Adèle.

— C’est cela, je l’avais oublié. Et bien, mademoiselle Adèle, soyez ici comme chez vous.

On ne pouvait résister à tant de prévenance, et M lle Adèle pénétra dans le petit pavillon, où, devant une table confortablement servie, deux personnes achevaient leur repas.

C’était une femme d’un certain âge qui présenta aussitôt son compagnon :

— M. Casimir, mon seigneur et maître, qui est aussi, comme vous pouvez le voir à son uniforme, fonctionnaire du gouvernement. Il est huissier.

M. Casimir, ainsi désigné, se versait une dernière rasade de vin rouge.

M lle Adèle, jeune personne de vingt-cinq ans à peine, gentille et délurée, femme de chambre élégante, salua imperceptiblement et, pour dire quelque chose d’aimable, balbutia :

— Alors monsieur appartient à la Justice ?

— Non, ma petite, ne confondez pas. M. Casimir n’est pas un huissier comme ceux qui font les saisies ou qui distribuent des prospectus d’eux, il est huissier dans un ministère. Il travaille aux Travaux publics. Mais vous-même, ma petite, comment vous trouvez-vous dans votre nouvelle place ?

M me Casimir, majestueuse et robuste quinquagénaire, expliqua à son mari :

— M lle Adèle entre cet après-midi chez les propriétaires du numéro 4.

— Ah ça va bien. La place est bonne.

Cependant, la femme du fonctionnaire avait offert une chaise à la jeune bonne, plaçait devant elle une tasse de café qu’elle sucrait généreusement :

— Faites comme chez vous.

— Vous êtes vraiment bien aimable, madame la concierge.

— S’il vous plaît, ma petite, ne m’appelez pas comme ça, ici, dans la villa, il n’y a pas de concierges comme dans les maisons à étages, c’est gérante qu’il faut dire, on est tous les deux, M. Casimir et moi, les gérants de la villa Saïd. Songez donc, la villa Saïd, ça n’est pas quelque chose d’ordinaire. C’est tout ce qu’il y a de bien habité, rien que des hôtels particuliers et du monde chic, de la richesse de tous les côtés, et puis c’est grand, on dirait une petite ville. Un quartier comme il y en a dans les bains de mer ou les villes d’eaux, vous ne voudriez tout de même pas qu’on dise des gardiens, que ce sont des concierges.

— C’est joliment vrai ce que vous dites, madame Casimir, je vous demande bien pardon, ça n’était pas pour vous offenser. Mais vous savez ce que c’est, l’habitude.

— Mais c’est une affaire entendue, je suis loin de vous en vouloir, d’ailleurs, vous m’avez l’air d’une jeune fille charmante, et intelligente aussi. Alors, comme ça, vous êtes contente de votre nouvelle place ?

— Ma foi, expliqua la jeune fille, je ne pourrais pas encore vous dire, ça fait à peine quarante-huit heures.

— Vous connaissiez M me d’Anrémont avant ?

— Non. C’est par le bureau de placement.

— Quel bureau ?

— L’Agence Thorin, rue Perronnet, à Neuilly. Vous savez bien, l’ancien couvent ?

— J’ai entendu parler de ça. Est-ce que c’est une maison sérieuse ?

— Oui, une très bonne maison et on trouve bien des places.

— Dame, c’est leur métier, dit M. Casimir.

— Ce que vous dites est vrai, monsieur, mais les gens du bureau de Neuilly ne se contentent pas de vous procurer une condition, ils s’occupent de vous ensuite. Ainsi, vous ne savez pas pourquoi je sors ce soir, bien qu’il soit déjà neuf heures et demie ?

— Ma foi non.

— Cela ne nous regarde pas.

— Je sors, tout simplement, pour aller rejoindre M me Thorin à la gare de la porte Maillot. Chaque fois qu’une domestique a été placée par sa maison, elle prend rendez-vous avec la personne, pendant les deux ou trois jours qui suivent son entrée dans la place. Elle lui demande si tout va bien, si les maîtres sont convenables, si le service vous plaît. Elle s’occupe de ses protégées. Ah c’est une bonne agence.

— Et alors ? qu’allez-vous lui dire de votre place ?

— Eh bien, ma foi, je n’y connais pas encore grand-chose. Ce qui me chiffonne, c’est que, dans cette grande maison, je suis toute seule, de domestique. Est-ce que c’est pour durer ?

— Si c’est cela qui vous inquiète, ma petite, vous pouvez vous rassurer. Je parie quelque chose que d’ici quarante-huit heures vous serez au moins trois ou quatre : valet de chambre, cuisinier, fille de cuisine, cocher, garçon d’écurie. Vous ne la connaissez pas, votre patronne. C’est qu’elle s’y entend pour faire danser la galette de ses amis.

— De ses amis ? demanda la camériste. C’est-à-dire ?

M me Casimir, avant de répondre, s’en fut à la porte du petit pavillon qu’elle ferma, pour que ses paroles ne pussent être entendues du dehors. Puis, elle revint expliquer :

— Ma chère, je dois vous dire, pour commencer, que vos nouveaux patrons ne sont pas mariés.

— Ça, interrompit Adèle, je l’ai bien vu tout de suite. Rien qu’aux toilettes de madame. C’est une demi-mondaine, pas vrai ?

— C’est une femme entretenue, et ça n’est pas tout à fait la même chose. Vous comprendrez cela ma petite, lorsque vous aurez mon expérience. M me Rita d’Anrémont est connue à Paris, très connue même. Elle appartient au monde élégant que l’on voit aux courses, aux premières représentations. Elle est censément une femme du monde qui n’y serait pas reçue. Mais à part ça, c’est du pareil. Lorsqu’il y a des réceptions chez elle, on y fait autant de chichis et autant de manières que chez des nobles ou des bourgeois. Seulement voilà, il arrive quelquefois que lorsque les invités s’en vont, il y en a un qui reste.

— Oui, on n’invite pas seulement à dîner, il y a aussi des invitations à coucher.

— Tiens, vous m’avez l’air de comprendre à demi-mot. C’est-y que vous seriez par hasard une petite rosse ? En tout cas vous n’êtes pas bête.

Sur ce M. Casimir alla s’étendre sur un canapé dans la pièce voisine, afin d’y fumer tranquillement sa pipe.

— Qu’est-ce que je vous disais donc ? Oui, c’est cela, j’y suis. Donc, il y a un an environ, après un grand dîner que donnait la Rita, votre patronne, un jeune homme est resté, et si bien qu’il y est encore. Vous pensez que la dame n’avait pas choisi au hasard, elle était tombée sur tout ce qu’il y a de meilleur comme pigeon à Paris, le petit Sébastien Marquet-Monnier. Le frère du banquier de la rue Laffitte, jeune, riche, orphelin, entrant dans la vie tout seul à vingt-trois ans, après deux années de régiment, et sans rien connaître de l’existence. La Rita a commencé par faire acheter l’hôtel qu’elle occupait comme locataire et comme de bien entendu, les écritures et les papiers ont été faits à son nom à elle. Puis, ils sont partis faire une espèce de voyage de noce. Dix mois, et les voilà revenus. C’est pour cela que vous êtes encore seule de domestique, dans l’hôtel. Mais comme je vous l’ai dit, on ne tardera pas à vous donner des compagnons. Songez donc, la Rita n’a pas l’habitude de mener une existence modeste et paisible, et d’ailleurs, la maison exige un personnel important. D’autant plus que le service est dur quand on se met à faire la bombe, chez ces gens-là, qu’est-ce que les domestiques prennent.