Quelques instants plus tard, le jeune homme et la jeune femme s’éloignaient dans la direction de la ville, non sans avoir échangé quelques paroles avec le chef de gare qui s’informait :

— M. Fernand Ricard s’en va au Havre ? Vraiment, et c’est pour ses affaires ? Eh bien, madame Alice, il ne faut pas vous plaindre. Trois jours sont vite passés, que diable !

Théodore Gauvin lui, espérait bien que ces trois jours seraient longs, très longs.

Et étant très jeune, il avait l’audace de ne pas s’en cacher.

— Madame, disait-il en pressant tendrement le bras de sa compagne, savez-vous que j’aurais été fort ennuyé si M. Ricard, tout à l’heure, m’avait demandé à jeter un coup d’œil sur les journaux du matin ?

— Vraiment. Pourquoi donc ?

— Je ne les avais pas achetés, avoua Théodore.

Et, comme M me Ricard feignait d’être surprise, le jeune homme reprit :

— Non. D’ailleurs je n’étais pas venu à la gare pour chercher les journaux, mais je suis sûr que cela, vous l’aviez deviné.

— Pas du tout, ripostait Alice feignant une candeur parfaite. Pourquoi donc étiez-vous à la gare ?

— Pour vous voir ! Je savais que M. Fernand Ricard prenait le rapide de dix heures, je pensais bien que vous alliez l’accompagner, et par conséquent…

— Achevez donc, vous semblez avoir peur de parler.

— C’est que j’ai peur de vous.

— Et pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

— Vous êtes fou, et je ne vois pas du tout pourquoi vous prétendez m’aimer.

— Hélas, disait-il, vous riez toujours, madame, et vous ne voulez jamais m’écouter. Pourtant, si vous saviez comme je suis heureux en ce moment.

— Et pourquoi êtes-vous si heureux ? Parce que vous étiez à la gare ?

La jeune femme était méchante. Elle s’amusait visiblement à tourmenter ce jeune et timide amoureux. Théodore Gauvin, cependant, était bien loin de s’en rendre compte :

— Oui, c’est pour cela. Ah, j’avais bien combiné mon affaire, je vous assure. Votre mari partant, j’étais certain de pouvoir vous raccompagner et d’avoir quelques minutes de tête à tête avec vous. Vous ne m’en voulez pas, dites ?

— Pourquoi voudriez-vous que je vous en veuille ?

— Oh, voilà une parole gentille, et je vous en remercie. Nous passons par le sentier ?

Et il désignait, quittant la grand-route, pour courir à travers champs, un petit sentier garni de haies d’aubépines en fleurs, un sentier discret, désert, et fort propice aux entretiens passionnés.

— Acceptez, dites, suppliait-il, cela n’allonge que de cinq minutes.

— Bon, mais que me direz-vous pendant ces cinq minutes ?

— Que je vous adore.

— Et vous le répéterez tout le temps ?

Toujours mutine, et affectant de traiter son compagnon familièrement, affectant de le considérer comme un enfant, Alice Ricard prit une mine désolée :

— Ce sera monotone, à la fin, dit-elle.

— Non, dit-il d’une voix profonde et grave, ce ne sera pas monotone, parce que je vous le dirai de cent manières différentes, et qu’à la centième fois, peut-être, je trouverai moyen de vous le faire comprendre.

Ils avaient tourné dans le petit sentier, et, désormais, ils cheminaient sous des feuillages qui les rendaient impénétrables au regard.

La certitude où il était qu’on ne pouvait pas le voir donna du courage à Théodore Gauvin. Brusquement, il brûla ses vaisseaux :

— Écoutez, déclara-t-il, d’une voix haletante et qui avait peine à sortir de son gosier, si vous vouliez être gentille, bien gentille, divinement gentille, si vous vouliez me faire le plus heureux des hommes ?

— Mon Dieu, qu’allez-vous me demander ?

— Deux choses, madame.

— Lesquelles ?

— D’abord, je voudrais que vous me laissiez vous embrasser.

— Peste !

— Ensuite que vous m’autorisiez à passer la journée avec vous. Je dirai à mon père que je vais rendre visite à mon cousin au château des Ifs, et je serai libre, par conséquent.

Théodore Gauvin, à ce moment, épouvanté de sa propre audace, osait à peine lever les yeux.

— Dites, demanda-t-il, exaucez mes prières.

Mais à ce moment, le sentier tournait brusquement et rejoignait la grand-route à quelque distance de la maison de M me Ricard.

La jeune femme eut un rire énigmatique.

— D’abord, disait-elle, je ne peux pas vous permettre de m’embrasser, ces choses ne se font pas. Vous savez bien, Théodore, que je suis une honnête femme.

Ayant dit cela, elle s’arrêta un instant pour cueillir une rose, pensant qu’évidemment son jeune amoureux allait se passer de la permission demandée.

Comme Théodore Gauvin, cependant, prenait une mine désespérée, Alice Ricard rit derechef, haussa les épaules et se remit à marcher.

— Ensuite, ajouta-t-elle, je ne peux pas non plus vous autoriser à passer la journée avec moi.

— Pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que je dois aller faire des courses à Paris.

— À Paris ? Vous allez à Paris ? Mais vous avez dit vous-même à M. Ricard que vous ne sortiriez pas de chez vous ?

— Sans doute, mais cela n’empêche rien.

— Qu’allez-vous donc faire à Paris ?

Alice Ricard eut un éclat de rire plus moqueur encore :

— Fi, le vilain indiscret ! Est-ce qu’on demande des choses comme cela ? Mais tant pis, vous avez voulu le savoir, vous le saurez ! Je vais à Paris pour acheter à mon mari un cadeau que je lui remettrai lors de son retour. Là, êtes-vous content ?

— Oh, c’est cruel, ce que vous m’annoncez là. Vous n’auriez pas dû me le dire.

Et il avait une mine si piteuse que la jeune femme le prit en pitié :

— Allons, déclara-t-elle, ne boudez pas. Si je rentre de bonne heure, demain soir, vous viendrez prendre le thé avec moi. Êtes-vous content ?

— Non, je voudrais que vous n’alliez pas à Paris.

— J’irai pourtant. Allons, embrassez-moi et ne boudez plus.

Elle lui tendit son front et il l’effleura, n’osant donner à son baiser la voracité goulue d’un affamé d’amour qu’il était, puis joignant les mains :

— Oh, vous êtes bonne ! Mais vous reviendrez demain, dites ?

— Si vous êtes sage, oui.

Deux minutes plus tard, l’épouse du courtier en vins était rentrée chez elle et Théodore Gauvin, par le sentier tout embaumé d’aubépine, regagnait le centre de Vernon.

Le jeune homme naturellement, rêvait. Il était réellement amoureux fou de la jolie Alice Ricard et, comme tous les amoureux, comme tous les amoureux très jeunes, du moins, il était incapable de s’apercevoir des moqueries de la jeune femme. Tout ce qu’elle disait lui semblait au contraire exquis, délicat, tendre, parfait. Il la jugeait incomparable, aussi bien pour sa beauté que pour son cœur.

Dans le sentier, Théodore Gauvin, marchant à pas lents, tête baissée, vivait une heure exquise.

— Je l’ai embrassée, se disait-il.

Et il avait aux lèvres le goût de ce premier baiser qu’il savourait divinement.

Cependant, le fils du notaire eût frémi s’il avait pu réellement connaître la femme qu’il aimait et soupçonné ses intentions.

Théodore Gauvin, toutefois, hâta le pas, arriva chez lui, s’attabla devant des manuels de jurisprudence, car le jeune homme préparait le programme de son baccalauréat en droit, dont il devait subir les épreuves le mois suivant.

Mais ce matin-là, il avait l’esprit ailleurs. Tout en lisant mécaniquement le manuel, Théodore Gauvin repassait dans sa pensée les déclarations d’Alice Ricard : Pourquoi, se demandait-il, a-t-elle dit à son mari qu’elle resterait toute la journée chez elle, alors qu’au contraire, elle part à Paris ?

Et pervers un peu, bien que très jeune, Théodore n’était pas loin de deviner qu’il était excellent pour lui que la jeune femme, de temps à autre, fût capable de mentir à son mari.

Ces réflexions, toutefois, s’assombrissaient bientôt : « Elle s’en va à Paris, songeait-il encore, pour choisir un cadeau à son mari. Hum, est-ce bien vrai ? Et ne s’est-elle pas moquée de moi ? »