Quelle conclusion peut-on tirer de cette nuit tragique ? Elle est sinistre, et nous ne croyons pas devoir la cacher à nos lecteurs, au public qui peut véritablement frémir en voyant les conséquences possibles du drame de la nuit dernière.

Fantômas, une fois de plus, est libre, et le terrifiant bandit est non seulement en fuite, mais de plus, il est encore évidemment, dès cette minute, en guerre ouverte avec la société.

Fantômas a échappé à Juve, mais si c’est là une victoire pour le bandit, cette victoire, il l’a chèrement payée. Fantômas, en effet, n’était pas, comme on l’a cru, l’assassin de lady Beltham, il aimait toujours sa maîtresse, il l’aimait plus que jamais : or, lady Beltham est morte sous ses yeux, la nuit dernière, en se tirant elle-même, à bout portant, plusieurs coups de revolver. Qui sait si Fantômas n’inventera pas une terrible vengeance, ne fera pas payer de terrible manière ce deuil qui le frappe, ce suicide de sa maîtresse bien-aimée, dont on ignore la cause exacte ?

Fantômas a pu s’enfuir, c’est entendu. Où est-il ? Peu importe. Ce qu’il faudrait savoir, hélas, c’est ce qu’il trame dans l’ombre, ce qu’il médite, ce qu’il prépare.

On a dit avec juste raison qu’il était partout et en tout lieu, qu’il avait mille visages, si besoin en était. On l’a surnommé l’Insaisissable. C’est donc la colère de l’Insaisissable qu’il faut redouter. Comme la bête fauve a une colère plus terrible après avoir baissé la tête sous la cravache du belluaire, de même Fantômas se montrera sans doute plus redoutable, plus sanguinaire, plus effroyable après avoir été un instant menacé par les gens de police, après avoir vu Juve si près de triompher, surtout après avoir vu sa maîtresse, sa maîtresse qu’il aimait, mourir devant lui.

Le journal lu, Fernand Ricard, cette fois, jeta la feuille :

— À Paris, déclara-t-il, sur les boulevards, tout le monde en parle. D’heure en heure, il y a des éditions spéciales, c’est une vraie révolution !

— Cela se comprend, ripostait M e Gauvin. Il y a des moments pour moi, je l’avoue, où, en pensant à Fantômas, j’éprouve le désagréable petit frisson de la peur. Il est d’ailleurs inadmissible, étant donné les impôts tous les jours accrus, que la police ne soit pas assez puissante pour arrêter ce monstre.

Et le notaire se lançait dans des dissertations complexes que Fernand Ricard écoutait, ou du moins feignait d’écouter.

Au même moment, Théodore se pencha vers sa voisine et, tendrement, lui murmura :

— Vraiment, disait-il avec un enthousiasme un peu enfantin, je voudrais me trouver un jour en face de Fantômas. Tenez, j’aimerais qu’il s’attaquât à quelqu’un qui me fût cher, à une femme que j’adorerais. Alors, madame, je vous assure, on verrait ce que peut l’amour, car je suis persuadé que j’aurais la victoire.

— Vous ne doutez de rien, ripostait Alice. Moi j’aime mieux ne jamais rencontrer cet effroyable bandit sur ma route.

— Même si c’était moi qui devait vous défendre ?

Alice Ricard eut un sourire énigmatique.

— Ah ça, dit-elle, c’est une déclaration que vous me faites ?

Théodore Gauvin allait répondre lorsque le notaire enfin se leva :

— Mon fils, appelait-il, je crois qu’il est véritablement l’heure que nous nous retirions. M me Ricard nous avait offert de nous reposer quelques instants, et voilà près d’une heure que nous l’importunons, il faut que nous rendions cette visite.

— Vous n’êtes pas pressés, protestait Fernand Ricard. Voyez comme il fait chaud encore, attendez donc. Vous ne refuserez pas un verre de bière ?

— Si, si, nous refuserons, affirma le notaire. D’ailleurs, vous devez avoir à travailler, monsieur Ricard, je sais que vous êtes actif et que vos affaires vous occupent énormément. Vous êtes content ?

— Assez, oui. Par exemple, que de soucis, que de tracas. Le public se figure que les courtiers gagnent leur vie à ne rien faire. Eh bien, il se trompe lourdement. L’intermédiaire a, je vous assure, maître Gauvin, plus de mal que le producteur. La chasse aux clients est la plus dure de toutes les chasses. Tenez, croyez-vous qu’il est amusant, par le temps qu’il fait, et alors qu’il serait si bon de rester oisif, d’être toujours à courir à droite et à gauche ? Demain, il faut que je parte pour Le Havre.

À ces mots, Théodore Gauvin se rapprocha.

— Vraiment ? demandait le jeune homme, vous êtes obligé d’aller au Havre ? Vous vous absentez pour longtemps ?

— Non, trois ou quatre jours. Mais c’est déjà bien suffisant. Je prendrai demain l’express de dix heures, et j’imagine que je rentrerai chez nous vendredi. Ah que voulez-vous, les affaires sont les affaires.

— Bien entendu.

Et, s’inclinant devant Alice Ricard, M e Gauvin reprit :

— Madame, je dépose mes hommages à vos pieds et je rends grâce une fois encore à votre amabilité.

Puis, il serra les mains de Fernand Ricard :

— Au revoir, mon cher !

Or, tandis que le tabellion, en compagnie du courtier en vins, s’acheminait à petits pas vers la grille du jardin, Théodore saluait aussi la belle Alice :

— Merci, dit-il avec une gravité qui eût été comique si sa jeunesse ne l’eût rendue excusable, merci de nous avoir fait signe tout à l’heure. Les instants passés près de vous, madame, sont les plus heureux de ma vie. Vous m’aiderez à les multiplier, vous me permettez de vous en exprimer ma gratitude, pour tout cela, pour tout ce bonheur, merci, merci encore !

Quelques instants plus tard, Alice Ricard et son mari, ayant pris congé de leurs visiteurs, retournaient s’installer sous la tonnelle où était encore le service à café.

— Eh bien ? interrogeait Alice.

— Eh bien ? répondait Fernand.

Et, sans avoir ajouté d’autres mots, il semblait que le mari et la femme s’étaient compris.

— Tu es donc décidé ? reprenait Alice.

— Absolument décidé.

— J’ai tressailli quand tu as annoncé ton départ.

— Bah, il fallait en finir !

Fernand Ricard tira de sa poche un étui à cigarettes, alluma un mince rouleau de tabac, puis, nerveux, déclara :

— Il faut en finir ! Vois-tu, ma chère, plus j’y réfléchis et plus je m’en aperçois. Ce que je gagne n’est rien. Dans le train, j’ai encore refait mes comptes. Les courtages me rapporteront cette année trois mille cinq cents tout au plus. Avec les quinze cents francs de rente de ta dot, ça nous fait tout juste cinq mille francs en tout et pour tout. Eh bien, oh ne peut pas vivre avec cinq mille francs.

— Non, on ne peut pas vivre avec cinq mille francs. Tu as raison, on ne peut pas vivre, du moins de la façon dont nous voulons vivre.

— Et qui n’est pas exagérée, interrompit le courtier. Sapristi, j’en ai assez, moi, de fumer des cigarettes à cinquante centimes, de porter des vestons usés jusqu’à la corde, de voyager en seconde classe, quand ce n’est pas en troisième, d’économiser sur tout, de me priver de tout.

— Et moi ? Crois-tu que je ne sois pas excédée par notre existence de misérables. Tu ne te rends pas compte des prodiges que je dois réussir. Je suis contrainte de me passer de tout ! Et encore ce n’est rien ça, mais vraiment je suis mise comme une pauvresse, mes robes me font un an, je n’ai pas un bijou.

Fernand Ricard, sur ces mots se leva. Il s’approcha de sa femme et la regardant bien dans les yeux :

— Tu vois, disait-il, que tu es de mon avis, il faut en finir.

Mais, à ces paroles, Alice Ricard fronça le sourcil et se tut.

— C’est que j’ai peur, dit-elle enfin. Si jamais nous étions pris.

— Bah, en faisant attention, nous ne serons pas pris. D’abord, il n’y a que les imbéciles qui se font pincer. Et puis même, veux-tu que je te dise ?

— Oui, dis.

— Eh bien, j’aime encore mieux risquer le tout pour le tout et ne pas continuer à végéter.

Fernand Ricard s’était assis. Alice se mit en devoir de ranger les tasses à café sur un plateau.