Quelques instants après, M me Ricard qui avait abaissé non grand voile de crêpe sur son visage, regagnait en voiture son domicile. On reconduisait Théodore en prison entre deux gendarmes, au milieu d’une haie de badauds qui l’insultaient au passage. Quant à Juve, il se rendait paisiblement à la gare, en grommelant :

— Toute cette histoire ne tient pas debout.

Cependant, le policier ajoutait :

— Mais qu’est-ce qu’il y a au fond de tout cela ? Qu’est-ce qu’il y a ?

9 – LA NUIT DE BRIGITTE

Une disparition, même mystérieuse comme celle relative à M. Baraban, ne suffit pas à bouleverser une ville comme Paris, et cette aventure inexpliquée ne troublait guère, parmi les habitants de la capitale, que ceux qui s’étaient trouvés plus ou moins directement mêlés à cette affaire.

Il est bien certain que, d’autre part, le cas faisait à Vernon un certain tapage. Non pas parce qu’on y connaissait M. Baraban, mais parce que c’était dans cette ville qu’habitaient ses neveux et, surtout, parce que l’assassin présumé du malheureux homme était aussi originaire de la petite localité.

Au surplus, lorsque Théodore Gauvin avait été arrêté, nul ne s’était ému et la première journée, on s’était imaginé qu’il s’agissait là simplement de la maladresse d’un magistrat ou de quelque vengeance politique.

Ce n’était que le lendemain, au moment de la confrontation de Théodore Gauvin avec Alice Ricard, que l’on s’était dit :

— L’affaire prend de l’importance, et va devenir attrayante.

Toutefois, cette émotion curieuse n’était née que quatre jours, en somme, après la fameuse nuit tragique et mystérieuse, quatre jours pendant lesquels il s’était passé ailleurs d’autres événements.

C’est ainsi que précisément le jour où Juve se trouvait au palais de justice de Vernon, en train de procéder à l’interrogatoire du présumé coupable, un autre interrogatoire avait lieu à Paris, dans un coquet entresol de la rue Claude-Bernard.

Il y avait là deux amants, l’un des deux interrogeait l’autre et celui qui était questionné – la femme – semblait mettre une réelle mauvaise volonté à renseigner son ami.

Les deux amants qui se disputaient étaient d’une part, un jeune avocat stagiaire qui portait un nom célèbre au Palais. Il s’appelait Jacques Faramont, fils du bâtonnier de l’Ordre des avocats, lui-même inscrit au barreau de Paris depuis quelques semaines.

Le bâtonnier de l’Ordre, M e Henri Faramont, était non seulement une personnalité connue, mais encore son nom avait tout récemment fait du bruit dans les milieux artistiques et mondains à la suite de la fâcheuse aventure qui lui était survenue à l’occasion d’une exposition artistique au palais de Bagatelle [5].

Un superbe tableau de Rembrandt, qu’il avait confié aux organisateurs pour donner quelque attrait à leur exposition, avait été complètement maquillé sur l’initiative du célèbre bandit Fantômas qui voulait s’en emparer, puis volé par le bandit, repris par Juve et finalement détruit par Fantômas.

On avait parlé de cette affaire extraordinaire pendant plusieurs semaines au Palais, d’autant que, pendant la courte détention que Fantômas avait subi à la prison de la Santé, après s’être constitué prisonnier, il avait choisi pour défenseur M e Faramont précisément.

Le fils du bâtonnier, Jacques Faramont, avait, depuis qu’il était avocat stagiaire, persuadé sa famille de l’utilité qu’il y avait à ce qu’il possédât un appartement privé.

— La règle du barreau, affirmait-il – et cela était exact –, exige qu’un avocat soit établi dans ses meubles [6]. Or tant que je demeure avec mes parents, je ne me conforme pas aux prescriptions du barreau.

Et, à force de solliciter son père et sa mère, Jacques avait obtenu qu’on lui louât un petit entresol rue Claude-Bernard, où il s’était installé une superbe bibliothèque, avec tous les vieux ouvrages de jurisprudence que son père ne pouvait utiliser.

Ce n’était pas cependant le seul désir de se conformer aux règles du barreau qui avait déterminé Jacques Faramont à s’installer chez lui.

Comme tout jeune homme qui se respecte, l’avocat stagiaire avait une petite amie, qui venait lui rendre de si fréquentes visites que, parfois, elle arrivait le samedi matin, pour ne s’en aller que le samedi de la semaine suivante.

Cette petite amie qui répondait au nom de Brigitte, avait connu Jacques alors que celui-ci venait à Ville-d’Avray, chez son oncle et sa tante, M. et M me de Keyrolles.

Brigitte exerçait alors la modeste, mais honorable profession de domestique. Ses charmes toutefois, sa grâce mutine, son petit air déluré, avaient grisé l’avocat, et dès qu’il avait été installé, il n’avait trouvé rien de mieux que de persuader Brigitte de quitter sa place pour venir s’installer chez lui.

Pour parer à tous les inconvénients possibles, éviter les surprises brusques et ennuyeuses, Brigitte avait quitté ses maîtres en leur disant qu’elle préférait rentrer à Paris, pour y faire des ménages et ne pas rester dans une seule place.

Or il s’était trouvé, comme par hasard, que Jacques Faramont allait avoir besoin d’une femme de ménage. On avait naturellement, dans la famille, agréé, voire recommandé même, Brigitte.

Souvent, les parents sont aveugles et ne voient point ce qui leur crève les yeux.

Ce jour-là, l’avocat et sa maîtresse se boudaient après s’être disputés. Ils étaient assis l’un en face de l’autre, et cependant que Jacques compulsait rageusement un dossier, Brigitte faisait un semblant de couture, plus pour occuper ses doigts nerveux que pour avancer les travaux de la maison.

Lasse de ce silence qui durait depuis quelques instants, Brigitte prit cependant la parole :

— Jacques, dit-elle, demande-moi pardon.

— De quoi ? fit le jeune homme d’un ton bourru.

— De ce que tu as fait, tout à l’heure, qui m’a obligée à être méchante avec toi.

C’était là un argument un peu spécieux, mais le jeune stagiaire n’était pas rancunier. Il quitta son dossier, vint s’asseoir à côté de sa maîtresse.

— Eh bien, oui, fit-il, je te demande pardon, de t’avoir ennuyée, questionnée. C’est fini maintenant.

Brigitte l’embrassait tendrement.

— C’est de ta faute aussi, soupira-t-elle. Tu avais été si méchant l’autre jour avec moi, que mon départ était bien naturel.

Jacques Faramont fronçait les sourcils.

— Je ne dis pas le contraire. Je suis nerveux et vif, et tu sais pourtant que j’ai bon cœur. Je ne t’en ai pas voulu d’être partie, mais bien de n’être revenue que le lendemain matin. Qu’as-tu bien pu faire toute la nuit ?

Brigitte s’énervait :

— Mais je te l’ai dit. J’ai passé la nuit à pleurer, à rager contre toi.

L’avocat ne paraissait pas convaincu :

— C’est entendu, fit-il, on pleure comme ça, on rage une heure, deux heures. Mais de onze heures du soir à huit heures du matin, et cela lorsqu’on est dans la rue, tu avoueras que c’est extraordinaire.

De grosses larmes perlaient aux paupières de Brigitte. Elle insista, tapant du pied :

— Tu peux bien me croire, tout de même. Je n’ai été nulle part ou plutôt partout. Ah, j’en ai fait des kilomètres ! Puisque je te dis que j’ai même voulu me tuer, me flanquer à l’eau.

Le jeune homme, repris par la douce attitude de sa maîtresse, se rapprochait d’elle, la serrait contre son cœur, quand un coup de sonnette retentit.

Brigitte se dressa toute droite :

— Voilà quelqu’un, fit-elle. Je vais aller ouvrir.

C’était un pauvre bougre qui avait sonné, un homme à l’aspect misérable, qui, sans doute, ému par l’élégance de la petite bonne et la magnificence de l’appartement à laquelle il n’était pas habitué, s’inclina respectueusement en demandant :

— M e Jacques Faramont est-il visible ?

Le visiteur se nommait : il venait pour son divorce, il était envoyé par l’assistance judiciaire.