— Oui, interrompit le juge d’instruction, qui regardait toujours sévèrement Théodore, une malle de dimension suffisante, assure-t-on, pour contenir un corps humain, un cadavre.
Car l’opinion du juge, à ce moment, était que la victime, après avoir été assassinée, avait été mise dans cette malle, et emportée au loin.
Théodore, cependant, accablé, ne comprenait naturellement pas cette allusion, et demeurait prostré.
Alice, toutefois, avait rougi, s’était troublée à la question de Juve. Elle ne s’attendait évidemment pas à ce que l’on parlât de la malle jaune.
« Comme tout se sait », pensa-t-elle.
En un instant, une inquiétude affreuse lui serra le cœur.
Elle n’aimait pas les questions de cet énigmatique policier, dont le visage impassible ne trahissait point les sentiments. Elle avait peur de cet homme qui lui semblait supérieur aux autres et dont elle connaissait, de réputation, toute l’habileté, toute la logique. Mais Alice se souvenait aussi du pacte intervenu entre elle et son mari :
— Si Fernand était là, pensait-elle, il saurait tenir tête à cet homme. Je suis sa femme, je veux être digne de lui.
Et elle songeait que, d’ailleurs, il lui fallait répondre nettement, rester calme, farouchement calme, pour ne point éveiller le moindre soupçon.
Pour se donner une contenance, elle tapotait ses yeux de son mouchoir, semblait réprimer un sanglot, balbutiait :
— Mon pauvre oncle, mon pauvre oncle… espérant tout le temps que Juve allait l’interrompre, lui poser une autre question qui faciliterait sa réponse.
Mais Juve, patiemment, attendait en silence. Enfin Alice répondit :
— J’ai vu cette malle, en effet, chez mon oncle, monsieur. Il l’avait, comme vous dites, achetée l’après-midi.
— Dans quel but ? demanda Juve.
— Je ne sais pas, fit Alice, ou plutôt si, je le suppose. Mon oncle devait partir le lendemain précisément de la nuit où il a été assassiné, pour un voyage.
— Où devait-il aller ?
— Je l’ignore, mon oncle voyageait souvent.
— Votre oncle, reprit Juve, était, n’est-ce pas, célibataire ?
— Oui, monsieur.
— Madame, reprit le policier, ne vous effarouchez pas des questions que je vais désormais vous poser. Mais M. Baraban était-il, à votre connaissance, un homme de mœurs paisibles ou légères ?
— Je ne vous comprends pas, fit Alice Ricard.
— Je vais être plus clair, poursuivit Juve en esquissant un sourire ironique. Je vous demande si vous saviez que votre oncle avait des maîtresses ?
— Oh monsieur, protesta la jeune femme, je n’ai jamais eu pareil sujet de conversation avec mon oncle Baraban. Mais comme vous dites, il était célibataire, toujours très élégant, sortant souvent le soir. Il est possible qu’il ait connu des dames.
— Quel genre de dames, d’après vous ? insista Juve. Des demi-mondaines, des petites bourgeoises ? Une domestique ?
Alice Ricard feignait la surprise la plus grande :
— Comment voulez-vous, monsieur, que je vous renseigne à ce sujet ?
Juve insista :
— Vous souvenez-vous que votre oncle ait eu, il y a quelque temps de cela, trois mois environ, une petite bonne à son service, gentille, dit-on, particulièrement jolie ?
M me Ricard réfléchit un instant, puis elle articula nettement :
— Brigitte ? Vous voulez parler de Brigitte, sans doute ?
— Précisément, affirma Juve, fort heureux d’avoir ainsi la confirmation du nom de cette bonne dont la disparition lui avait paru suspecte et qui avait, disait la concierge, emporté la clé de l’appartement de M. Baraban.
Juve d’ailleurs, en deux mots, racontait au juge d’instruction, pourquoi il orientait ses questions dans ce sens. M me Ricard saisissait la balle au bond.
— Mon Dieu, dit-elle d’un ton désespéré. Je comprends tout, maintenant. Cette femme avait gardé la clé du domicile de mon oncle dans le but de revenir chez lui pour y commettre quelque malheur. Oui, oui, c’est certain, poursuivait-elle en s’animant, c’est cette misérable qui a dû perpétrer le crime. C’est elle qui assassina mon oncle Baraban.
Juve l’interrompait d’un geste sec :
— Je vous en prie, madame, abstenez-vous de commentaires et surtout de conclusions.
Cependant M. Varlesque intervenait dans la conversation :
— Cette bonne, cette Brigitte, serait, dit-il en regardant Juve, sinon l’auteur principal du crime, tout au moins l’indicatrice, la complice ?
Le policier qui, jusqu’alors, était resté impassible, s’énerva subitement :
— Vous allez vraiment trop vite, s’écria-t-il. Ce n’est pas une instruction. Et puis d’abord, rien ne prouve qu’il y ait eu crime, et si vous voulez mon avis, je suis convaincu pour ma part, qu’il s’agit d’une fugue, d’une simple fugue et que ce M. Baraban est tout simplement parti faire un voyage d’agrément avec une maîtresse quelconque.
— Ah, monsieur, s’écria Théodore qui, jusqu’alors, écoutait en silence. Ah, monsieur, puissiez-vous dire vrai, et établir la preuve de mon innocence, car je suis innocent, innocent, je vous le jure.
Théodore s’émouvait à nouveau. Il se tourna vers Alice Ricard, tomba à genoux devant elle, joignit les mains et dans cette pose suppliante, il implora :
— Madame, madame, au nom des sentiments que j’éprouve pour vous, au nom du respectueux amour qui me torture le cœur, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, dites à ces messieurs que je ne suis pas un assassin… Que je suis incapable d’un crime.
Le juge d’instruction l’interrompait :
— Vous avez volé, monsieur, et du vol au meurtre, il n’y a qu’un pas.
— Hélas, hélas, sanglotait Théodore, ce sera le remords de ma vie. Ah, cette faute d’un instant, je ne pouvais imaginer qu’elle aurait d’aussi fatales conséquences.
Il insistait encore, et se tournant vers Alice Ricard :
— Dites-leur, dites à ces messieurs, suppliait-il, que je suis incapable d’avoir commis l’affreuse chose qu’on me reproche. Dites-leur que je n’ai pas tué votre oncle.
Depuis quelques instants, l’attitude d’Alice s’était profondément modifiée. La déclaration de Juve la plongeait dans la stupeur la plus profonde, et elle paraissait fort ennuyée de ce qu’avait dit le policier. Comment, il ne croyait pas à la mort de l’oncle Baraban ? Comment ? Il s’imaginait que l’oncle Baraban était parti en voyage avec une femme ? Oh, il fallait à toute force l’empêcher de donner quelque corps à semblable interprétation du mystère.
Et Alice, aigrement, répliquait à Théodore :
— Mon oncle cependant, monsieur, mon pauvre oncle, a été bel et bien assassiné, par qui, je n’en sais rien.
Alice se tournait vers Juve :
— Car il n’y a pas de doute, monsieur, faisait-elle. Mon oncle a été victime d’une effroyable agression, les journaux d’ailleurs, l’ont raconté. Il y a eu lutte entre lui et les criminels. On l’a tué pour le voler. On a retrouvé, dit-on, dans l’appartement des tiroirs fracturés et du sang partout, sur tous les meubles, la malle qu’il avait achetée a disparu. Sans doute a-t-on mis son cadavre dedans. Ah, monsieur, monsieur, je vous en prie, il faut que l’on trouve le coupable. Il n’est pas discutable, à mon avis, que mon oncle a été assassiné.
Juve avait écouté avec la plus grande attention cette tumultueuse déclaration d’Alice Ricard. Il répondit doucement :
— C’est votre opinion, madame, j’aurais scrupule à vous en détourner. Je vous certifie, en tout cas, que la justice fera le nécessaire pour éclaircir cette affaire.
Juve regarda sa montre. Il était trois heures de l’après-midi.
— D’après le télégramme reçu, dit-il au juge d’instruction, M. Ricard ne rentrera pas à Vernon avant cette nuit. Je reviendrai le voir et je crois que, pour le moment, nous n’avons plus rien à demander à madame, plus de questions à poser à M. Théodore Gauvin. Voulez-vous que nous levions la séance ?
Le juge d’instruction était bien trop subjugué par l’ascendant du policier pour émettre la moindre objection. Il avait, au surplus, le plus vif désir d’être libre, afin de pouvoir aller dans la ville rendre visite aux amis et leur raconter avec force détails ce qui s’était passé au cours de cette première confrontation.