Le gérant n’acheva pas.
Le caissier, en effet, mis enfin en possession de son pantalon et de son veston, s’était rapidement habillé. D’un geste instinctif, il fouillait dans ses poches et voilà qu’une pâleur soudaine envahissait son visage.
Tandis que Narcisse Lapeyrade s’apprêtait à remonter dans sa chambre, ainsi qu’on venait de le lui commander, Guillaume se précipita sur lui, Guillaume à son tour était blême de rage.
— Misérable, cria-t-il, vous m’avez volé.
Ce fut une stupeur.
Déjà le gérant s’élançait, prêt à séparer les deux hommes, déjà Félicie revenait sur ses pas, joignant les mains, terrifiée dès lors que ce n’était plus son mari qui se plaignait, mais bien son cher amant.
— Misérable, cria toujours Guillaume, vous m’avez volé la clef du coffre, rendez-la-moi !
« Je n’ai plus la clef du coffre, répétait Guillaume, tout en se fouillant fébrilement. Mes vêtements étaient sous le lit, c’est sûrement Lapeyrade qui a pris cette clef.
Le mari trompé, en entendant une pareille affirmation, demeurait complètement muet, offrant l’aspect d’un homme anéanti, abasourdi, ahuri. Pourtant, Félicie déjà, s’avançait. La jeune femme, elle aussi, était tremblante de colère.
— Tais-toi, Guillaume, suppliait-elle, ce n’est pas Narcisse qui t’a volé la clef, c’est un autre, un autre homme, un homme qui était dans la chambre.
— Voyons, Madame, commença Juve, s’avançant vers Félicie, que diable nous racontez-vous là ? Il y avait cette nuit, dans votre chambre, combien de personnes ? Votre mari, n’est-ce pas ? Votre amant ? Et puis qui ?
— Et puis quelqu’un, expliqua Félicie. Quelqu’un que je ne connais pas, quelqu’un qui est parti en m’embrassant, que j’ai cru être Guillaume.
Mais c’était là une affirmation si stupéfiante que d’abord les témoins de la scène se gardèrent d’y ajouter foi.
Guillaume présentait d’ailleurs, lui aussi, le visage stupéfait d’un homme qui apprend son infortune.
— Alors ? demandait-il, dévisageant Félicie, alors, tu me trompais aussi, comme lui ? comme un imbécile. Nous étions trois, quand je suis venu chez toi ? Tu recevais déjà un amant ? Où l’avais-tu mis celui-là ?
Et Lapeyrade, le malheureux mari, soudain satisfait, en voyant le malheur de Guillaume, ajouta de son côté :
— Où l’avais-tu mis, Félicie ? il n’y a qu’un placard.
Pour couper court aux explications orageuses qui se préparaient évidemment, M. Hoch finit par faire descendre Félicie Lapeyrade, son mari, le caissier et Juve en qualité de témoin des premières altercations dans son bureau particulier.
Là, à l’abri des regards ironiques, des chuchotements du personnel et des voyageurs accourus, Félicie s’expliqua. Elle conta l’étrange aventure de la nuit précédente. Elle déclara :
— Je m’étais à peine recouchée avec mon mari, qu’un homme m’a réveillée, j’ai cru que c’était Guillaume, qu’il était sorti du placard. Je me suis levée pour lui ouvrir la porte, il est parti en m’embrassant, et je croyais toute l’aventure terminée, lorsque ce matin, j’ai eu la surprise de m’apercevoir que Guillaume était toujours dans son placard. Quel est donc l’individu sorti de chez moi qui n’était ni Guillaume, ni mon mari ? Je jure que je ne le sais pas.
Juve avait beau multiplier les questions, faire préciser les détails, le policier n’arrivait guère à démêler la vérité. Et pendant que, dans un angle du bureau directorial, Narcisse Lapeyrade marchait, la main tendue, vers Guillaume, en lui déclarant : « Puisque vous êtes trompé vous aussi, Monsieur, je vous pardonne et je ne vous en veux plus », Juve s’approchait du gérant accablé, désespéré du scandale, et lui conseilla :
— Avez-vous une double clé du coffre-fort ? Je crois qu’il serait utile d’aller visiter le contenu de votre caisse ?
C’était chose faite une demi-heure plus tard, et la sinistre vérité apparut alors : le coffre avait été cambriolé. Il était vide. L’homme qui avait volé la clef de Guillaume avait trouvé moyen d’entrer dans le bureau, d’ouvrir la caisse, de s’emparer non seulement de l’argent qui y était contenu, mais encore de tous les bijoux qui s’y trouvaient déposés, donnés en garde par les voyageurs.
— C’est inimaginable, c’est affolant, hurlait le malheureux gérant, s’apercevant du vol commis. Je ne sais plus où donner de la tête. Que faire ? que faire ?
Juve, lui, paraissait peu embarrassé.
— Un agent secret qui n’en est pas un, monologuait le policier. Un faux amant qui est tout simplement un rat d’hôtel, hé, hé, voilà qui pourrait bien faire croire que Fantômas n’est pas loin d’ici.
***
Une heure plus tard, Juve, dans la chambre de Félicie Lapeyrade, où la jeune femme achevait de se réconcilier avec son gros mari en lui prouvant, avec des arguments extraordinaires, que tout cela était l’effet d’un malentendu, Juve découvrait sous le lit des traces de boue, de petites traces insignifiantes, mais qui, pour lui, étaient significatives. Et Juve ne s’y trompait pas :
— C’est bien cela, murmurait-il, c’est un voleur très habile, très audacieux. Hé, pourquoi pas Fantômas, qui a fait le coup ? Ah sapristi, que faisait-il donc dans cet hôtel ? comment avait-il l’audace d’y séjourner ? Et Fandor qui n’arrive pas ? Voilà deux jours que je lui envoie télégramme sur télégramme.
14 – LA CAPTIVITÉ DE FANDOR
— Pourquoi donc riez-vous. Monsieur Jérôme Fandor ?
— Pourquoi, Madame ? Mais c’est la faute de ce roman-feuilleton dans lequel je suis plongé depuis une heure. Ma parole, c’est tordant, écoutez plutôt :
Enflant la voix, Fandor se mit à lire :
« … Tant de courage de la part d’un être, si beau, si jeune et si frêle, surprenait malgré tout l’effroyable vieillard. D’une main que faisait trembler la colère, cependant qu’il vociférait, l’immonde Mathubelzard menaça Dolorès du spectre de la torture :
— Dis-moi, ordonna-t-il, le nom de ton amant !
La jeune fille ne répondit point, car elle était muette ! Mathubelzard lui tendit alors un parchemin, avec une plume qu’il trempa dans du sang :
— Écris-le, rugit ce monstre.
Dolorès ne l’entendit point, car elle était sourde !
Alors l’affreuse ruine humaine, sortant un poignard de sa ceinture, s’avança lentement, l’arme levée, vers la malheureuse.
Dolorès n’eût pas même un tressaillement, elle ne voyait rien de cet horrible spectacle, car elle était aveugle… »
— Tout de même, dit Fandor, ces romancières populaires ont une façon de vous bourrer le crâne, avec leurs histoires à dormir debout, qui donnent une bien pénible idée de la littérature moderne. Mais malgré cela, on s’y laisse prendre. Qu’en pensez-vous ?
La personne à qui Fandor posait cette question était une assez jolie femme, blonde, un peu lourde, un peu épaisse sans doute, mais qui avait encore un charme extrême bien qu’elle parût âgée déjà d’une quarantaine d’années. Elle répliqua simplement :
— Je pense comme vous, mon cher ami, mais je vous en prie, ne vous agitez pas. Il me semble que vous avez bougé et rien n’est plus mauvais. Cela risquerait de retarder encore votre guérison.
— Sapristi, grommela Fandor, vous en avez de gaies. Voilà déjà suffisamment de jours et de nuits.
— Le temps vous semble donc bien long ?
— Oui, lâcha Fandor, étourdiment, qui, s’apercevant soudain du peu d’amabilité de sa réponse, essayait de se rattraper :
— Pardon, fit-il, je voulais dire que le temps me semble long, lorsque je suis seul. Mais dès que j’ai le plaisir d’avoir votre compagnie, cela change du tout au tout, ma chère Madame Olivet.
— Oh, fit l’interlocutrice de Fandor, en baissant les yeux, cependant que ses joues se coloraient de rose, vous pouvez m’appeler Valentine. Surtout quand nous sommes seuls.
— Je n’ose pas, dit Fandor.
M me Olivet s’était levée, elle s’approcha lentement de la chaise longue sur laquelle était étendu le journaliste, et d’une voix dont le tremblement trahissait l’émotion elle ajouta :